Café Entropy

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J’ai récemment et interrogée par le blog photo-littéraire Café Entropy. Il s’agit d’un projet artistique né en 2013 qui publie des photographies noir & blanc de personnes, en majorité des écrivain·e·s, dans des cafés en Europe. Des textes littéraires, des interviews et infos sur les auteur·e·s complètent les publications.
La photo a été prise par Alain Barbéro au Corso, quai de la Seine à Paris.
La page du blog peut être vue ICI. Elle contient une interview de même qu’un court texte qui veut éclairer ma démarche.

Quand François Mitterrand, premier secrétaire du Parti Socialiste, a été élu à la présidence de la République Française en 1981, au milieu de la liesse populaire, et après vingt ans de luttes sociales et politiques intenses en France, j’ai eu tout de suite le sentiment que cette élection sonnait le glas de la gauche et pour longtemps. Chaque fois que j’évoque ce souvenir dans une discussion, ou au cours d’une rencontre, mes interlocuteurs sont incrédules. Et pourtant…

Je suis de la génération de la guerre d’Algérie. Cette guerre m’a fait comprendre une bonne fois pour toutes qu’il ne faut pas se fier à ce que disent les gens et les organisations, politiques ou autres, mais à ce qu’elles font. Quand François Mitterrand arrive au pouvoir, je connaissais très bien son rôle de soutien à l’expansion coloniale de la France et son rôle majeur dans la guerre d’Algérie. En 1956, il vote les pouvoirs spéciaux à l’armée française sur le sol algérien, ouvrant ainsi cette boite de Pandore dont se sont échappés les démons maléfiques qui hantent toujours notre société. Dans les années 60 et 70, j’ai beaucoup milité dans la vie syndicale française, persuadée que nous étions en train de changer le monde. Et je n’étais pas la seule. Je connaissais donc, à travers cette expérience syndicale, l’ignorance profonde de l’appareil du Parti Socialiste des luttes sociales novatrices qui secouait le pays. Pour moi, leur arrivée au pouvoir et l’immense enthousiasme populaire qu’elle avait soulevé, plombés par le passé colonial occulté, sans réel enracinement dans les luttes sociales, finiraient dans l’impasse et le désengagement. Désespérée, j’ai cessé de militer, tenté de faire mon bilan, et une dizaine d’années plus tard, j’ai commencé à écrire des romans pour raconter comment ma génération s’était fracassée. Romans noirs évidemment, toujours raconter ce que font les gens, plutôt que ce qu’ils disent.

1973-2023 – Interview au journal l’Humanité

1973-2023 – Interview au journal l’Humanité

1973-2023 – Interview au journal l’Humanité

Le 28 août 2023, le journal l’Humanité a consacré un dossier aux crimes racistes commis en 1973 à Marseille. J”ai été interrogée à cette occasion.

1973-2023 – Interview au journal La Marseillaise

1973-2023 – Interview au journal La Marseillaise

1973-2023 – Interview au journal La Marseillaise

À l’occasion des cinquante ans des attentats racistes qui ont été commis à Marseille et dans le reste de la France, le journal La Marseillaise a consacré le 25 août ses trois pages d’ouverture au souvenir de ces ratonnades. Dans ce contexte, j’ai été interviewée. Voici le texte.

 

« Le contexte fait que les souvenirs ressurgissent »

 

Ancienne militante des étudiants communistes et syndicaliste CFDT, la romancière Dominique Manotti a longuement enquêté sur les assassinats racistes de l’été 1973 à Marseille et en a tiré un roman, “Marseille 73”. Elle alerte sur les résurgences toujours actuelles de cette haine.

 

La Marseillaise : Il y a cinquante ans, une vague de crime racistes s’abattait sur Marseille. Comment en est-on arrivé là ?

Dominique Manotti : C’était une atmosphère relativement courante en France. On n’est pas loin de la guerre d’Algérie, une guerre qui reposait sur un contrôle ultra-violent de la population à travers des déplacements en masse, une utilisation systématique de la torture, la politique des disparitions. Tout ça, réalisé par des Français qui vont revenir en France. La police marseillaise était composée en partie non négligeable de policiers revenant directement d’Algérie, de même que le corps préfectoral. Ensuite, il y a un deuxième aspect très important, c’est la fin des années d’expansion des Trente glorieuses. Et donc dans un contexte de crise, l’étranger est désigné responsable de toutes les catastrophes qui arrivent. À Marseille, c’est une crise très violente et très réduite dans le temps, mais une vague va toucher la France entière dans la deuxième moitié de l’été 1973. Il y a 18 morts à Marseille en trois semaines, il y en a une cinquantaine dans la France entière en trois, quatre mois. C’est une réalité française. Il y a un racisme violent qui est une composante quasi permanente de l’Histoire de France depuis le XIXe siècle et qui est masquée, parce qu’il y a une forte tendance au déni.

 

Quelle a été la réaction des syndicats face à ces crimes racistes ?

D.M. : Il n’y a jamais eu d’appel raciste, pas plus à la CGT qu’à la CFDT, ça c’est clair. Par contre, il y avait un discours général qui disait, pas de revendication spécifique : on ne divise pas la classe ouvrière. Mais il y a quelque chose d’incroyable qui s’est passé à Marseille.Il y a eu une grève de travailleurs immigrés, seuls, contre les massacres, contre les assassinats. Le premier appel a été aux chantiers navals. Il y avait 1800 travailleurs immigrés aux chantiers de La Ciotat et il y a eu 1800 grévistes. Le chantier a été obligé de s’arrêter. Cette grève a eu lieu au début du mois de septembre et dans la foulée, le Mouvement des travailleurs arabes a lancé une grève sur l’ensemble du département des Bouches-du-Rhône. Ils ont eu 30000 grévistes. Je ne sais pas si vous l’imaginez, le MTA, c’était une organisation quasi inexistante ! Ça traduit la profondeur du désespoir des travailleurs immigrés. Là-dessus, ils n’ont eu aucun soutien. Il y a eu une journée de dépôt de pétitions dans les directions d’entreprise, mais c’était un geste symbolique.

 

Vous avez rencontré la famille de Ladj Lounès, tué le 29 août. Quel souvenir en garde-t-elle ?

D.M. : Le souvenir reste un souvenir qui ne passe absolument pas. Ladj Lounès a été assassiné par un brigadier-chef de la sûreté nationale, qui après une soirée bien arrosée, a pris son arme de service, sa voiture personnelle et est allé tuer un inconnu. C’est dire à quel point les tueurs étaient absolument sûrs de leur impunité. C’est le seul assassin qui a été retrouvé, pour la bonne raison que c’est la famille qui l’a retrouvé. Ils ont mis un an et demi, mais ils y sont arrivés. Mais il n’est pas arrivé au procès parce qu’il avait un problème cardiaque. Il a été enfermé en préventive, on ne lui a pas donné son traitement et il est mort. Aucun assassin n’a été jugé.

 

Quelle mémoire reste-t-il de ces crimes ?

D.M. : C’est en train de revenir. Quand j’ai commencé à écrire le roman il y a à peu près quatre ans, il y avait une mémoire presque totalement inexistante à Marseille même. Les seuls qui s’en souvenaient, c’est des gars qui avaient vécu ça d’une façon militante, une toute petite minorité. Les jeunes générations ne s’en souvenaient absolument plus. Mais il y a un contexte de violences policières, le fait que le gouver- nement Macron repose à peu près exclusivement sur sa police qui fait que les souvenirs ressurgissent. J’ai été très frappée de voir à quel point il va y avoir des évènements sur 1973 dans les prochains mois.

 

On ne peut justement s’empêcher les parallèles avec la période actuelle

D.M. : C’est ça qui ranime la mémoire. Les gens qui en parlent sont écoutés, mais ce n’est pas l’histoire qui intéresse, ce sont les échos d’aujourd’hui. Aujourd’hui, la violence policière est extrêmement racisée. Le gouvernement est prêt à faire des concessions sur des cas individuels, mais actuellement, ce qui est en place, ce sont des mécanismes institutionnels pour développer le racisme, comme quand vous basez l’action de la police de « proximité » sur les contrôles d’identité au faciès. On n’a pas idée, quand on ne les subit pas, de la violence du mécanisme. C’est quelque chose d’incroyable. C’est l’humiliation permanente. Il ne peut pas y avoir de pacification dans ce cadre, c’est impossible. C’est pour ça que j’ai une peur terrible de l’élection de 2027.

Propos recueillis par Yves Souben

French Confection et roman noir

French Confection et roman noir

French Confection et roman noir

La très belle revue L’âme au Diable vient de publier son troisième numéro. Son créateur, Stéphane Balcerowiak, m’a demandé d’y contribuer. Dans ce court texte je reviens sur ce qu’a été ma démarche d’écrivaine.

Marseille 73, le choix du roman

Marseille 73, le choix du roman

Marseille 73, le choix du roman

Le 28 avril j’ai participé à une journée d’études organisée par l’Iméra (Institut d’études avancées) intitulée Marseille, 73 : questions d’histoire et de mémoire. Cette journée d’est déroulée au Musée dhistoire de Marseille. Elle a recueilli les contributions de :

    • Jim House, historien (Université de Leeds) cheville ouvrière de cette journée,  qui a proposé une analyse comparative entre octobre 1961 à Paris et les violences à Marseille en 1973.
    • Yvan Gastaut, historien (Université de Nice – Sophia Anripolis) sur le thème “Marseille une ville sous tension”.
    • Rachida Brahim, sociologue, psychanalyste, autrice de La race tue deux fois.
    • Pour ma part j’ai été invitée à répondre à la question “Pourquoi écrire un roman sur 1973”.

Les organisateurs de cette journée d’études publieront le compte rendu des travaux ultérieurement. Vous trouverez ci-dessous les lignes de force de mon intervention. Il est aussi possible de la télécharger.

Journée d’études  Marseille 1973

Musée d’histoire de Marseille
28 avril 2023

 

Une question m’avait été posée comme thème de mon intervention : pourquoi un roman sur Marseille en 73 ?

 

Je vais d’abord répondre à un aspect de la question : pourquoi avoir choisi d’écrire sur Marseille à l’été 73 ?

Il y a quelques années je découvre par hasard, en feuilletant la presse régionale à l’occasion d’autres recherches, les courtes mentions des 17 ou 18 assassinats de Maghrébins, essentiellement des Algériens commis cet été-là. La presse régionale les présente comme des faits divers très ordinaires. Militante à l’époque en région parisienne, je n’en avais jamais entendu parler, donc je m’y intéresse. Ces crimes ne sont certes pas « exceptionnels » au sens où ils s’insèrent dans une longue suite de violences racistes dans la région. Mais très vite, ces faits divers-là m’apparaissent comme lourdement « porteurs d’Histoire » pour deux raisons principales.

La première : cette vague de 17 ou 18 assassinats racistes se produit dans un laps de temps très court. Elle commence dans la nuit du 28 aout 1973, au soir de l’enterrement d’un traminot marseillais assassiné par un Algérien, accompagné jusqu’au cimetière par un cortège de plus de cinq mille personnes dont les militants syndicaux qui l’encadrent ont beaucoup de mal à empêcher les débordements racistes. Le premier assassinat a lieu dans la nuit du 28, un jeune de 16 ans abattu à l’arme de poing, suivi, en à peine deux jours, de deux autres meurtres, un Algérien le crâne fracassé à la hache le long d’une ligne de chemin de fer, un troisième retrouvé mort dans une mare de sang à l’Estaque.

Le mode opératoire pendant l’ensemble de la « vague » est bien marqué. Les assassinats ne sont jamais revendiqués. Ils sont commis la nuit, par des individus isolés ou en tout petits groupes, avec des armes diverses, souvent des pistolets ou des fusils à canon scié, mais aussi des armes très artisanales, crânes fracassés à coups de pierre ou de hache, chutes dans le Vieux Port. Je verrais bien les assassins comme des alcoolos qui sentent subitement le besoin de « s’en faire un ». Il existe aussi pendant le même temps quelques attaques de foyers immigrés aux cocktails Molotov, mais cela me semble marginal, lié au climat de haine raciste d’une extrême violence, affichée dans toute la ville. Des groupes comme le tout jeune Front National ou Ordre Nouveau moribond jouent un rôle, mais marginal. La « couveuse » de la campagne d’assassinats me semble être le « Comité de Défense des Marseillais », une organisation éphémère créée le jour de l’assassinat du traminot, dont le siège social est à l’adresse du Front national de Marseille mais dont le lieu de réunion est le café du célèbre Théo Balalas, émigré grec bien connu dans toute la ville, grand ami des survivants de l’OAS et des colonels dictateurs au pouvoir en Grèce dans ces années là.Dans son café, se rencontrent quelques fortes personnalités locales autour d’un grand nombre de verres de pastis, c’est un lieu de bouillonnement, de rencontres et d’entrecroisements plus que de décisions centralisées. Les auteurs des crimes sont connus de beaucoup de gens dans la ville, mais tout le monde se tait, d’ailleurs personne ne pose de questions. 17 ou 18 assassinats, il n’y aura aucun procès. Ils sont couverts par un très large pan de la population, y compris, bien sûr, police et justice. Nous sommes bien au-delà du fait divers, ces meurtres expriment « l’esprit d’un peuple » à un moment donné de son histoire. Et ensuite, les criminels et leurs crimes disparaissent des mémoires, de l’histoire, ils sont ensevelis pour des années. Ce qui, de nouveau, en dit beaucoup sur la France et son rapport à sa propre histoire. Fascinant.

Deuxième raison qui me bouleverse : la présence dans cette histoire du MTA et de ses appuis d’extrême gauche, qui changent la donne en organisant contre les assassinats racistes les deux premières grèves de travailleurs immigrés en France, dirigées par les immigrés eux-mêmes. Des grèves victorieuses. Grève le 31 aout au chantier naval de La Ciotat, les 1800 travailleurs immigrés n’embauchent pas, le chantier s’arrête. Deuxième appel à la grève dans tout le département des Bouches du Rhône, le 3 septembre, là, les statistiques sont plus incertaines, mais on parle de 30 à 40 000 grévistes, ce qui est considérable, sans parler des petits commerçants arabes en ville, qui baissent le rideau. Ce succès aussi inattendu qu’incontestable provoque deux types de réactions. CGT et CFDT ne peuvent pas ne pas réagir. Elles sont hostiles par principe à des actions spécifiques de travailleurs immigrés, qui divisent la classe ouvrière disent-elles. Elles ne les soutiennent donc pas et lancent ensemble une journée nationale de protestation contre la montée du racisme, et la circulaire Fontanet – Marcelin, qui se résume en délégations auprès de la direction au sein des entreprises. C’est un rendez-vous manqué, il y en aura d’autres, c’est une cassure qui n’est toujours pas surmontée, une clé dans l’histoire de la faillite de la gauche.

Mais les gouvernements algérien et français réagissent aussi, de leur côté. Boumediene ne veut pas perdre la main sur l’immigration algérienne en France, il constate que son relais, l’Amicale, qui s’est opposée au MTA, perd la main. Et après beaucoup d’hésitations, il se décide à stopper l’immigration vers la France, le 19 septembre, « tant que la sécurité des ressortissants algériens ne sera pas assurée sur le territoire français ». Pompidou n’entend pas se brouiller avec l’Algérie, les enjeux économiques sont trop importants (notamment le pétrole saharien), des contacts sont pris avec Boumediene. Et la vague d’assassinats telle qu’on l’a connue à Marseille depuis le mois d’aout cesse vers le deuxième tiers du mois de Septembre. L’action du MTA a été efficace. Balalas a-t-il servi d’intermédiaire pour « débrancher » le « Comité de Défense des Marseillais » ? Compte tenu de l’ambiguïté du personnage (ami de Charles-Émile Loo, très proche collaborateur de Defferre, et adhérent au PS dès 1974, il y occupera des responsabilités jusqu’à sa mort), je me suis autorisée à le suggérer. Et j’arrête mon roman à ce moment-là.

Je sais qu’il y a eu un massacre, le 14 décembre 1973, au consulat d’Algérie à Marseille, une grosse explosion, 5 morts, 24 blessés dont beaucoup de d’analyses font le point final de la « crise des attentats » dont nous venons de parler. Pour moi, l’attentat contre le consulat est de toute autre nature que la crise précédente. C’est le début d’une autre séquence. Cet attentat à la bombe nécessite de gros moyens, ne vise pas un individu dans une sorte d’affrontement d’homme à homme jouissif (aucune femme parmi les victimes pendant les attentats d’aout septembre), mais il vise l’État algérien à travers ses biens immobiliers, il est revendiqué par un « Groupe Charles Martel » qui travaille avec des associations de Pieds Noirs, et avec une organisation très bizarre, le SOA (Soldats de l’Opposition Algérienne). Il inaugure une nouvelle série d’attentats, toujours à a bombe, une bonne dizaine pendant l’année 75, revendiqués par les mêmes organisations, qui s’attaquent aux mêmes cibles, des bâtiments de l’État algérien ou de l’Amicale, en France et ailleurs en Europe, toujours selon le même mode opératoire, la plupart du temps, peu de victimes, et dont les auteurs ne sont jamais inquiétés. Point d’orgue, le SOA finit par mener une opération de commando de « débarquement clandestin » en Algérie, contre la dictature de Boumediene en janvier 1976. Les hommes du SOA pensaient être « accueillis avec des roses » par l’opposition à Boumediene. Ils parviennent à faire sauter une bombe devant El Moudjahid, puis en moins d’une semaine, toute la bande est arrêtée et emprisonnée, pour un long laps de temps. Il y avait parmi eux un ancien de la CIA, un autre était lié de longue date au SDECE. On est dans John le Carré plus que dans le roman noir. Cela en dit long sur ce qu’est l’Etat français à cette époque sous Giscard (réorganisation du SDECE, priorités Afrique, Amérique Latine), mais cela n’a  pas la même portée historique que la crise marseillaise, qui, elle, nous parle de la conscience et de la culture de tout un pan du peuple français.

Et j’ai même envie de suggérer que clore la crise de l’automne 73 sur l’attentat contre le consulat aboutit à invisibiliser le rôle du MTA : des grèves pour rien.

 

Il reste un pan de la question initiale : Pourquoi avoir choisi la forme romanesque ? Choix très personnel. Je répondrai très brièvement.

Je choisis l’Histoire en entrant en fac, en 1960, en même temps que je commence à militer, et que je deviens marxiste, tendance Gramsci et Luxembourg. J’acquiers ma formation d’historienne en symbiose avec mon activité militante, comme un travail d’expertise, d’expérimentation en laboratoire sur le passé, pour comprendre et agir au présent.

Au bout de vingt ans de liaison heureuse entre Histoire et militantisme, arrive l’élection de Mitterrand à la présidence de la République, au milieu de la liesse populaire en 81.  Autour de moi, de tous côtés, les militants syndicaux, les militants socialistes se réfèrent au Front Populaire, dans une sorte d’incantation. « Comme en 36… la gauche au pouvoir… on a gagné, on va changer le monde… ». La dynamique sociale et politique du Front Populaire n’était pas du tout la même que celle de l’Union de la gauche mitterrandienne, qui reposait non sur l’articulation entre luttes sociales et luttes politiques, mais sur l’hégémonie du politique. Pour moi, la désillusion est brutale. Je n’ai pas cru un instant à Mitterrand, je me suis dit que la gauche en France, c’était fini pour longtemps, et que l’Histoire ne servait pas à grand-chose dans la réflexion des politiques. Dans les coulisses du pouvoir, on ne trouve pas de conseillers Histoire, mais beaucoup de conseillers Communication.

Je me suis alors mise en pause, j’ai arrêté de militer, et j’ai réalisé que, pour moi, si l’Histoire ne me servait plus à penser l’action dans le présent, elle m’intéressait beaucoup moins. J’aurais aimé faire l’histoire de ma génération, pour comprendre ses réussites et ses échecs, comprendre pourquoi elle s’est fracassée, mais je me savais trop impliquée personnellement pour pouvoir entreprendre un travail d’historienne. J’ai recommencé à lire des romans, beaucoup de romans, sans savoir exactement ce que j’y cherchais. Et puis, il y a eu la rencontre avec L.A. Confidential, de Ellroy. J’ai vécu avec passion pendant quelques temps à Los Angeles, j’ai croisé des personnages que j’ai aimés ou détestés, j’ai eu peur, j’ai eu la haine. Finalement, j’ai beaucoup mieux compris Los Angeles qu’à travers le très bon livre de sociologie de Mike Davis City of Quartz, que je venais de lire juste avant ma rencontre avec Ellroy. Idée simple : si la lecture d’un roman (un très bon roman) m’a aidée à comprendre un morceau du monde, l’écriture de romans sur l’expérience de ma génération m’aiderait-elle à comprendre pourquoi et comment elle s’est fracassée ? Et si je parviens à bien la raconter, à la faire vivre, je peux peut-être aussi contribuer à la transmettre, à faire de l’histoire d’une autre façon. A peine la dernière page d’Ellroy finie, je m’y suis attelée, et j’y suis encore.

Le choix du sujet de Marseille 73 répond à cette quête.

Il est possible de télécharger cette intervention en cliquant ICI

Polarville – Une préface

Polarville – Une préface

Polarville – Une préface

Les Presses Universitaires de Lyon viennent de rééditer Polarville de Jean-Noël Blanc et m’ont demandé de rédiger une préface.
La voici ci-dessous.

POLARVILLE
Préface
Dominique Manotti

Après un militantisme politique et syndical dans les années 1960 et 1970, je me suis retrouvée profondément découragée par l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir et la ferveur populaire qui l’a entourée. Je craignais que l’expérience de ce pouvoir socialiste là entraine la liquidation de la gauche en France pour de longues années.

Un peu par désœuvrement, je suis retournée à la lecture assidue de romans, avec une dominance de romans noirs américains. En 1991, la rencontre avec L. A. Confidentiel de James Ellroy a alors été un choc, la redécouverte de la puissance de la littérature, que j’avais oubliée depuis bien des années. J’ai vécu à Los Angeles avec ces flics, ces truands, ces hommes politiques. J’ai mieux compris avec le roman d’Ellroy ce qu’entait Los Angeles qu’avec la remarquable étude de sociologie de Mike Davis, City of Quartz. Ellroy m’a donné́ envie pour la première fois de ma vie de tenter d’écrire des romans, de raconter ma génération, ses combats et ses échecs. Et ce seraient des romans noirs.

À la même époque, la lecture de Polarville de Jean-Noël Blanc me plonge dans la culture du polar comme littérature mythique, poétique, centrée sur l’image de la ville noire fantasmée et du privé solitaire, héritier du cowboy des westerns, une littérature strictement « encadrées » par ses propres règles, ses propres mythes. J’étais bousculée, intéressée par cette vision, qui n’était pas la mienne, mais je ne voulais pas de « règles ». Je suis Parisienne, je connais ma ville pour l’avoir parcourue en tous sens pendant une vingtaine d’années et je l’aime. J’avais envie de construire mon propre regard sur Paris en tant que ville noire plutôt que de me conformer aux « règles du genre ». J’ai donc plongé dans mes souvenirs, mes expériences.

Le Sentier, le quartier de la confection parisienne en 1980, en plein centre de Paris, des milliers de travailleurs clandestins, qui bossent dans des centaines de minuscules ateliers, clandestins eux aussi, installés dans des immeubles d’habitation, qui monopolisent des rues entières, et parviennent à passer inaperçus. Les ateliers sont étroits, insalubres, les installations industrielles bricolées, un flot d’argent noir circule, jusqu’aux paradis fiscaux du Moyen-Orient, personne ne voit rien, ne dit rien. Les rapports entre les travailleurs sont solidaires et chaleureux, violents aussi parfois, jusqu’aux échanges de coups de ciseaux ou de cutter, les adversaires vont ensemble se faire recoudre à l’hôpital, puis s’arrangent entre eux. Et un jour, tout ce monde clandestin explose, les travailleurs descendent dans la rue à la stupeur générale, ils combattent, gagnent leur régularisation. Les rapports entre les groupes sociaux changent, le quartier ne convient plus, la production de la confection déménage, les Chinois remplacent les Turcs, le quartier passe à autre chose. Ce sera le lieu de mon premier roman, paru en 1995, Sombre Sentier.

Avant d’être un paysage, la ville du xxe siècle est ce lieu où affluent des gens, où ils travaillent et vivent, où se forment des groupes sociaux, où ces groupes se croisent, s’allient, se combattent, vivent et meurent. Ils s’inscrivent dans un paysage urbain qui marque leur mémoire et leur culture, et qu’ils remanient en permanence. Et c’est cette symbiose que je voulais parvenir à rendre palpable pour le lecteur, avec une économie de moyens, parce qu’on est dans le roman noir.

Et je retrouve, en relisant Polarville aujourd’hui, la conclusion de Jean-Noël Blanc, dont je n’avais pas gardé le souvenir après ma première lecture. La nouveauté fondamentale des années 1980, nous dit- il, c’est que « le polar est peut-être en train d’abandonner sa propre mythologie et […] pour la première fois de son histoire, d’admettre que la réalité urbaine n’est pas une monstruosité ». Un renouveau du genre serait-il à l’œuvre, dans lequel je pourrais plus facilement me retrouver à mon aise ? Pas si vite. « Dans le réalisme, le polar se meurt… Il ne reste plus que le roman policier… Retour à Agatha Christie. »

Vraiment ? Beaux débats en perspective.

Pour télécharger cette préface

Vague d’assassinats racistes en 1973 : Une discussion sur Mediapart avec Rachida Brahim

Vague d’assassinats racistes en 1973 : Une discussion sur Mediapart avec Rachida Brahim

Vague d’assassinats racistes en 1973 : Une discussion sur Mediapart avec Rachida Brahim

Mediapart a décidé de consacrer une série d’articles à 1973, année charnière. La présentation de cette initiative donne le ton : ” Mediapart vous invite en cette année 2023 à un voyage dans l’année 1973 pour en (re)découvrir les moments plus ou moins connus et mieux comprendre les évolutions du dernier demi-siècle. Des analyses, des récits, des interviews exploreront cette année du choc pétrolier, et de bien d’autres événements, pour tenter de saisir le chemin que le monde a parcouru depuis cinquante années, et parfois le surplace dans lequel il s’est dangereusement enfermé. Un voyage temporel en forme d’aller-retour.”

Pour le troisième épisode de la série, consacré à la vague d’assassinats racistes de 1973, j’ai été invitée par le journaliste Dan Israel, à une discussion avec la sociologue Rachida Brahim, autrice de La race tue deux fois. Une histoire des crimes racistes en France (1973-2000).

On peut lire cette discussion, publiée le 28 décembre dernier, sur le site de Mediapart. Ou en télécharger une version PDF ici.

Intervention au festival Treviso giallo

Intervention au festival Treviso giallo

Intervention au festival Treviso giallo

Je reviens du Festival de Trévise, belle ville italienne, dont le thème central était : Les crimes économiques. Ce festival se donne comme objectif de faire dialoguer, tout au long de ses tables rondes, des auteurs de « noir » et des « professionnels », enseignants chercheurs, policiers, juges etc… Pour ma part, j’ai dialogué le 9 septembre dernier avec Pierluigi Granata, criminologue, spécialiste de la criminalité économique, et ce fut une très belle rencontre. La ligne de travail de ce Festival mériterait , à mon sens, d’être reprise de ce côté des Alpes.
Le festival m’avait demandé un article introductif sur le thème du Noir et de l’économie. Celui a été publié dans le quotidien il manifesto. On peut le trouver ici.

Et voici ci-dessous mon texte en français.

Intervention au festival Treviso giallo

Le noir de l’économie

 

Je suis venue à l’écriture romanesque à l’âge de cinquante ans, sur le tard. J’ai derrière moi toute une carrière de recherche et d’enseignement en histoire économique contemporaine à l’université. Et évidemment, la très longue pratique de cette discipline m’a profondément marquée, a forgé mes outils de travail. Quand je ne suis plus parvenue à trouver ma place politique et militante dans la France du grand tournant néolibéral des années 80, j’ai redécouvert la puissance de la littérature, et j’ai eu envie de raconter des morceaux de vie de ma génération.

Une évidence s’imposait : mon premier roman devait raconter les six mois de conflit social auquel j’avais participé dans la Confection dans le quartier du Sentier à Paris en 1980, parce que c’était mon expérience syndicale la plus riche d’émotions, d’aventures et d’humanité. Et ce combat n’avait laissé pratiquement aucune trace dans l’histoire syndicale officielle. Je me suis mise au travail, je racontais ce que j’avais vu et vécu pendant six mois : toute une branche économique importante pour l’économie française, la production du prêt à porter, 11000 travailleurs, éparpillés en un millier de petits ateliers dans le centre de Paris, un secteur dans sa totalité hors la loi : tous les ouvriers étaient des travailleurs immigrés sans papiers, donc aucune application du Code du travail, mais structuration interne de la branche très stricte qui permettait aux entreprises d’échapper au versement des cotisations sociales, et de pratiquer l’évasion fiscale à grande échelle. Tout le monde le savait, des policiers du quartier aux donneurs d’ordre de la haute couture, et détournait les yeux. Au fur et à mesure que je construisais mon roman, le Sentier prenait forme : hors la loi, mais couvert par les entreprises et les institutions légales, hors la loi, mais avec sa propre loi et la faisant respecter, un milieu violent, mais avec une forte cohésion humaine. Le Sentier, dans son ensemble, était un vrai personnage de roman noir, ce roman qui raconte le crime comme un rouage permanent et intégré de la société, pas comme une série d’actes individuels que l’on peut punir et « éliminer ». Le roman noir m’a choisie, plus que je ne l’ai choisi.

J’ai continué par la suite à m’intéresser à la criminalité économique, qu’on retrouve en toile de fond de plusieurs de mes romans. Et j’ai beaucoup appris. J’ai multiplié interviews, rencontres dans le milieu des entreprises. Premier constat : comme la recherche du profit est la clé de la décision managériale, que le moyen d’y parvenir soit légal ou non n’a pas grande importance en soi, c’est un risque comme un autre qu’il faut calculer sans se tromper. Même raisonnement pour les divers systèmes de régulation qui existent dans les sociétés avancées : normes environnementales, sanitaires etc… Je ne m’attendais pas à cette franchise brutale.

Si ces contournements de la légalité peuvent être dans de nombreux cas assumés par les entreprises seules, quand ils prennent de l’ampleur et tendent à se répéter, le crime organisé peut offrir des moyens relativement sécurisés et à bas coût de contourner la loi, et la collaboration avec le crime organisé devient pour l’entreprise un moyen d’améliorer le calcul risques. Dans la société française, ces collaborations  criminelles ont été fréquentes autour de l’empire colonial et ex-colonial.

Est-ce l’habitude prise au cours de ces contacts ? Les grands patrons ont souvent une forte tendance à considérer que les lois sont faites pour les voleurs de rue, pas pour eux, conviction qu’ils partagent avec quelques-uns de nos hommes politiques.

Les liens entre grandes entreprises et crime organisé sont encore plus étroits dans le domaine du blanchiment d’argent. L’expression même de paradis fiscal est magnifiquement imagée… L’argent noir du crime et l’argent gris des particuliers et des entreprises viennent faire affaire ensemble et ressortir tout blancs, prêts à de nouvelles aventures. Un récent rapport de la CIA estimait à trente à quarante pour cent de la masse monétaire mondiale la masse monétaire qui passe par les paradis fiscaux. Objectif : assécher les États ?

Une dernière remarque sur ce sujet. Dans le monde de la mondialisation galopante et de l’uniformisation culturelle, la grande criminalité reste l’un des piliers de la « spécificité des cultures nationales ». Les mafias américaines ne sont pas les mafias italiennes, ni les unes ni les autres ne sont les triades chinoises etc… Les auteurs de romans noirs ont raison de fuir les stéréotypes venus de l’étranger et de se battre au corps à corps avec la réalité des pays qu’ils racontent, au plus près du réel.

Enfin, en guise de conclusion, une remarque : je m’étonne que les travaux des historiens prennent rarement en compte (à ma connaissance, mais je suis hors circuit depuis longtemps) la dimension criminelle de la vie de nos sociétés. J’en connais un, que j’ai beaucoup lu, et qui est éclairant  sur ce sujet : « Histoire criminelle des États Unis » de Franck Browning et John Gerassi.

Une étude au très long cours, depuis l’arrivée des colons jusqu’aux années 1970 dans laquelle les auteurs cherchent à décrire et analyser la façon dont évolue la vision du crime et de la justice dans la société, et en retour comment le crime et les criminels modèlent la société elle-même. Un rapport dialectique passionnant, qui nous emmène des premiers colons puritains (et criminels) jusqu’aux villes noyées de drogue d’aujourd’hui, en passant par l’esclavage, le génocide des Indiens, la structuration des masses immigrées de la fin du 19° siècle par les mafias, la violence extrême du Fordisme…

Je reprends une phrase de conclusion de ce livre :

« …le crime fait partie intégrante du système américain. C’est un moyen de faire beaucoup d’argent, un système régulateur des affaires, une façon de faire vivre les pauvres. »

Très loin de la France ? Pas tant que ça.

 

 

Dialogue entre une auteure de romans noirs et un linguiste

Dialogue entre une auteure de romans noirs et un linguiste

Dialogue entre une auteure de romans noirs et un linguiste

Alain Rabatel, spécialiste des sciences du langage, a consacré quatre articles successifs aux spécificités du “discours représenté” dans mon travail de romancière.
À l’issue de cette recherche il a souhaité dialoguer avec moi sur ma perception de ses hypothèses de travail. Cela m’a évidemment agréablement surprise mais également plongée dans des abîmes de perplexités. Ma formation est celle d’une historienne, d’une militante. La narratologie, ses codes, son langage, me sont étrangers. Je n’ai jamais eu à me confronter à eux, à les travailler, à y trouver des références.
C’est donc avec une certaine curiosité, celle d’une néophyte étrangère à cette discipline, que j’ai accepté cette discussion.
Elle a été publiée par les Ateliers de Fabula, revue en ligne de recherches en littérature.

On peut la lire en cliquant ICI.

 

Textes publiés par Alain Rabatel

  • Texte n° 1 : 2021 « Discours direct libre et parole intérieure », Pratiques, 191-192, http://journals.openedition.org/pratiques/10832
  • Texte n° 2 : 2022 « L’intrication des discours représentés et de la narration dans les romans noirs de Dominique Manotti », Le Français moderne, vol. XC, t. 2, p. 241-265.
  • Texte n° 3 : 2022 « Retour sur la définition, les marques syntactico-textuelles et modales du discours représenté narrativisé », Scientific Notes of Ostroh Academy National University : Philology Series, vol.13 (81), p. 96-103.
  • Texte n° 4 : 2022 « Des relations textuelles entre les discours représentés narrativisés et les autres formes de discours représentés et de la distinction entre discours représentés narrativisés exprimant des pensées et narration des états intérieurs », Romanica Wratislaviensia, 69 (à paraître à l’automne 2022).

Ces textes peuvent être lus de façon autonome, mais ils forment un tout, qu’il est préférable de lire dans l’ordre suivant : textes n° 1, 3, 4 et 2. À terme, ils devraient être rassemblés en un volume dans un ouvrage à trois voix, avec le présent entretien, augmentés d’échanges avec Jacqueline Authier-Revuz autour des analyses réciproques des discours représentés.

 

 

Mon goût du noir

Mon goût du noir

Mon goût du noir

J’avais été sollicitée par Gilles Menegaldo et Maryse Petit, deux universitaires spécialistes de la littérature noire, pour clôturer un livre très savant sur les déclinaisons et extensions du noir dans la littérature au-delà des limites du genre et dans les autres champs de création (cinéma, bandes dessinées, romans graphiques). Le goût du noir dans la fiction policière contemporaine est une véritable somme, réunissant de nombreux universitaires dont les travaux explorent ces différents domaines. Ce livre, publié fin 2021 est issu d’un colloque organisé en 2013 à Cerisy.

J’avais le plus grand mal à me situer sur le même terrain : manque de culture et manque de recul. Pour moi, « le goût du Noir » est une aventure personnelle. D’où mon choix de raconter mon goût du noir.

Ce texte peut être téléchargé ici