Intervention au festival Treviso giallo

13 septembre 2022brève, Textes divers

Je reviens du Festival de Trévise, belle ville italienne, dont le thème central était : Les crimes économiques. Ce festival se donne comme objectif de faire dialoguer, tout au long de ses tables rondes, des auteurs de « noir » et des « professionnels », enseignants chercheurs, policiers, juges etc… Pour ma part, j’ai dialogué le 9 septembre dernier avec Pierluigi Granata, criminologue, spécialiste de la criminalité économique, et ce fut une très belle rencontre. La ligne de travail de ce Festival mériterait , à mon sens, d’être reprise de ce côté des Alpes.
Le festival m’avait demandé un article introductif sur le thème du Noir et de l’économie. Celui a été publié dans le quotidien il manifesto. On peut le trouver ici.

Et voici ci-dessous mon texte en français.

Intervention au festival Treviso giallo

Le noir de l’économie

 

Je suis venue à l’écriture romanesque à l’âge de cinquante ans, sur le tard. J’ai derrière moi toute une carrière de recherche et d’enseignement en histoire économique contemporaine à l’université. Et évidemment, la très longue pratique de cette discipline m’a profondément marquée, a forgé mes outils de travail. Quand je ne suis plus parvenue à trouver ma place politique et militante dans la France du grand tournant néolibéral des années 80, j’ai redécouvert la puissance de la littérature, et j’ai eu envie de raconter des morceaux de vie de ma génération.

Une évidence s’imposait : mon premier roman devait raconter les six mois de conflit social auquel j’avais participé dans la Confection dans le quartier du Sentier à Paris en 1980, parce que c’était mon expérience syndicale la plus riche d’émotions, d’aventures et d’humanité. Et ce combat n’avait laissé pratiquement aucune trace dans l’histoire syndicale officielle. Je me suis mise au travail, je racontais ce que j’avais vu et vécu pendant six mois : toute une branche économique importante pour l’économie française, la production du prêt à porter, 11000 travailleurs, éparpillés en un millier de petits ateliers dans le centre de Paris, un secteur dans sa totalité hors la loi : tous les ouvriers étaient des travailleurs immigrés sans papiers, donc aucune application du Code du travail, mais structuration interne de la branche très stricte qui permettait aux entreprises d’échapper au versement des cotisations sociales, et de pratiquer l’évasion fiscale à grande échelle. Tout le monde le savait, des policiers du quartier aux donneurs d’ordre de la haute couture, et détournait les yeux. Au fur et à mesure que je construisais mon roman, le Sentier prenait forme : hors la loi, mais couvert par les entreprises et les institutions légales, hors la loi, mais avec sa propre loi et la faisant respecter, un milieu violent, mais avec une forte cohésion humaine. Le Sentier, dans son ensemble, était un vrai personnage de roman noir, ce roman qui raconte le crime comme un rouage permanent et intégré de la société, pas comme une série d’actes individuels que l’on peut punir et « éliminer ». Le roman noir m’a choisie, plus que je ne l’ai choisi.

J’ai continué par la suite à m’intéresser à la criminalité économique, qu’on retrouve en toile de fond de plusieurs de mes romans. Et j’ai beaucoup appris. J’ai multiplié interviews, rencontres dans le milieu des entreprises. Premier constat : comme la recherche du profit est la clé de la décision managériale, que le moyen d’y parvenir soit légal ou non n’a pas grande importance en soi, c’est un risque comme un autre qu’il faut calculer sans se tromper. Même raisonnement pour les divers systèmes de régulation qui existent dans les sociétés avancées : normes environnementales, sanitaires etc… Je ne m’attendais pas à cette franchise brutale.

Si ces contournements de la légalité peuvent être dans de nombreux cas assumés par les entreprises seules, quand ils prennent de l’ampleur et tendent à se répéter, le crime organisé peut offrir des moyens relativement sécurisés et à bas coût de contourner la loi, et la collaboration avec le crime organisé devient pour l’entreprise un moyen d’améliorer le calcul risques. Dans la société française, ces collaborations  criminelles ont été fréquentes autour de l’empire colonial et ex-colonial.

Est-ce l’habitude prise au cours de ces contacts ? Les grands patrons ont souvent une forte tendance à considérer que les lois sont faites pour les voleurs de rue, pas pour eux, conviction qu’ils partagent avec quelques-uns de nos hommes politiques.

Les liens entre grandes entreprises et crime organisé sont encore plus étroits dans le domaine du blanchiment d’argent. L’expression même de paradis fiscal est magnifiquement imagée… L’argent noir du crime et l’argent gris des particuliers et des entreprises viennent faire affaire ensemble et ressortir tout blancs, prêts à de nouvelles aventures. Un récent rapport de la CIA estimait à trente à quarante pour cent de la masse monétaire mondiale la masse monétaire qui passe par les paradis fiscaux. Objectif : assécher les États ?

Une dernière remarque sur ce sujet. Dans le monde de la mondialisation galopante et de l’uniformisation culturelle, la grande criminalité reste l’un des piliers de la « spécificité des cultures nationales ». Les mafias américaines ne sont pas les mafias italiennes, ni les unes ni les autres ne sont les triades chinoises etc… Les auteurs de romans noirs ont raison de fuir les stéréotypes venus de l’étranger et de se battre au corps à corps avec la réalité des pays qu’ils racontent, au plus près du réel.

Enfin, en guise de conclusion, une remarque : je m’étonne que les travaux des historiens prennent rarement en compte (à ma connaissance, mais je suis hors circuit depuis longtemps) la dimension criminelle de la vie de nos sociétés. J’en connais un, que j’ai beaucoup lu, et qui est éclairant  sur ce sujet : « Histoire criminelle des États Unis » de Franck Browning et John Gerassi.

Une étude au très long cours, depuis l’arrivée des colons jusqu’aux années 1970 dans laquelle les auteurs cherchent à décrire et analyser la façon dont évolue la vision du crime et de la justice dans la société, et en retour comment le crime et les criminels modèlent la société elle-même. Un rapport dialectique passionnant, qui nous emmène des premiers colons puritains (et criminels) jusqu’aux villes noyées de drogue d’aujourd’hui, en passant par l’esclavage, le génocide des Indiens, la structuration des masses immigrées de la fin du 19° siècle par les mafias, la violence extrême du Fordisme…

Je reprends une phrase de conclusion de ce livre :

« …le crime fait partie intégrante du système américain. C’est un moyen de faire beaucoup d’argent, un système régulateur des affaires, une façon de faire vivre les pauvres. »

Très loin de la France ? Pas tant que ça.

 

 

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