D’un Front populaire à l’autre
Le 9 juin dernier, à la clôture des élections européennes, le Rassemblement National est largement vainqueur, le parti présidentiel s’effondre, et le Président trouve astucieux de décider, tout seul, de dissoudre l’Assemblée nationale, et de faire élire une nouvelle Chambre dans la précipitation. Le Président joue au poker avec nos vies, et le RN est aux portes du pouvoir. Dans la foulée, François Ruffin appelle à la formation d’un nouveau Front Populaire, qui commence à se mettre en place dans les jours qui suivent : Dans notre pays, la référence au Front Populaire de 1936 continue à résonner dans la conscience collective, et cela mérite que l’on réfléchisse aux enseignements que nous pouvons tirer de la période.
Dans l’entre deux guerres, l’ère des dictatures en Europe
Le Front Populaire français apparait dans une période de crises économiques, sociales, politiques qui ébranlent toute l’Europe. Hécatombes sur le front de la guerre de 14 – 18, accentuées par une violente épidémie de grippe espagnole dans l’année qui suit l’armistice, un traité de paix signé à Versailles, imposé par les vainqueurs qui humilie l’Allemagne vaincue et provoque rancœur, désir de vengeance. Puis crises économiques très violentes, en deux temps, l’hyperinflation en Allemagne en 1923, puis la crise financière de 1929 qui se déclenche aux États Unis puis gagne toute l’Europe.
Premier coup de tonnerre, en pleine guerre, le tsar de Russie, allié de la France et de l’Angleterre est renversé par une révolution en février 1917, puis en novembre 17 les révolutionnaires communistes bolcheviks prennent le pouvoir, le stabilisent dans l’entre-deux guerres, et ébranlent l’Europe. Les classes dominantes et possédantes craignent la contagion, l’isolement de la Russie devient un de leurs objectifs majeurs, et l’anticommunisme le postulat de base de leurs politiques.
La réponse de toute une partie de l’Europe à cette situation dangereuse et compliquée est d’appuyer la mise en place de dictateurs qu’ils estiment plus capables que les régimes démocratiques de maintenir l’ordre social et de les protéger. Mussolini d’abord, en Italie en 1922, Salazar au Portugal en 1933, Hitler en Allemagne en 1933 – 1934, Dolfuss en Autriche aux mêmes dates, enfin le général Franco en Espagne, à la fin d’une guerre civile sanglante de trois ans, 1936 – 39.
Aujourd’hui aussi, nous traversons une crise, peut-être moins spectaculaire que les crises du 20° siècle, mais dont nous ne savons pas comment elle va évoluer. Crise climatique, économique, sociale, affaiblissement de la place de l’Europe dans le monde, montée de la Chine. Et de nouveau la recherche de stabilité passe dans un certain nombre de pays européens par la montée d’extrêmes droites dont nous ne savons pas non plus comment elles vont évoluer. Cette dérive vers les régimes autoritaires est-elle vraiment enracinée au plus profond de la culture démocratique européenne… ?
Quelles sont les forces sociales et politiques, les mécanismes sur lesquels s’appuient ces poussées autoritaires, dictatoriales ? Une analyse précise par pays serait évidemment nécessaire. L’Eglise catholique, déterminante aux côtés de Salazar et de Franco, est toujours présente dans l’expérience allemande, mais moins déterminante etc….
L’exemple allemand
Nous prenons l’exemple allemand, un vrai cas d’école.
Dans l’après-guerre 14 – 18, Hitler, qui a combattu pendant cette guerre, réside en Bavière. Il adhère à un petit parti très nationaliste, qu’il s’emploie à consolider le NSDAP, le futur parti nazi. Il soigne son talent d’orateur dans les brasseries de la région où il est dit « charismatique ». En 1924, il se lance avec quelques militaires dans une tentative de putsch très mal préparée, très mal réalisée, il est arrêté, condamné et fait neuf mois de prison. Étape décisive. En prison, il lit beaucoup, réfléchit et écrit Mein Kampf, son traité d’idéologie nazie. Son axe central est un racisme radical qui hiérarchise toutes les races, et fait de la race germanique la « race des seigneurs » qu’il faut protéger de toute souillure juive ou autre, et à qui un grand avenir expansionniste est promis vers les vastes étendues de l’Est européen. Son nationalisme est enraciné dans la matrice raciste, qui lui fournit le culte du chef, comme chez les Germains. Et il se prend à penser qu’il pourrait peut-être l’être, ce chef. Mais il retient la leçon du putsch manqué : la prise du pouvoir sera légale.
Il semble désormais suffisamment solide pour intéresser un patron d’un grand groupe de presse, qui commence à le faire tourner dans les média, et finance le parti qui se dote de milices armées promises à un grand avenir. Il commence à intéresser les patrons. Thyssen, le roi de la Ruhr, se montre à ses côtés. C’est le début du décollage. Hitler modère soigneusement son langage, et continue à cultiver le mythe de la « race des seigneurs » comme instrument de construction de l’unité de la nation allemande, et ça marche. Il séduit les classes moyennes.
Arrive la crise de 1929, l’Allemagne est profondément ébranlée. La République repose sur l’alliance entre la social-démocratie et le Zentrum de von Papen. Le parti communiste (KPD) et la social-démocratie se combattent en permanence. Le chômage monte en flèche, le Parlement passe de dissolutions en élections, quatre chanceliers se succèdent sur cinq ans. En 1930, le chancelier, le général Hindenburg, pour mettre fin à l’instabilité politique, concentre tous les pouvoirs, il est à la fois chancelier et président de la République. Le parti nazi, cette année-là, recueille 18% des suffrages, à la surprise générale, il devient le deuxième parti de l’Allemagne. Personne dans la classe politique ne l’avait vu venir. Von Papen, l’homme de la bonne bourgeoisie allemande et le chef de son parti, le parti Zentrum, commence à le regarder avec intérêt et va devenir son agent d’influence auprès du Vieux Général Hindenburg, qui n’aime guère ce « batteur d’estrade ».
Hitler devient un phénomène de masse. Son parti fait 37% des voix aux élections législatives de 1932, devient le premier parti d’Allemagne et les SA, sa milice armée, patrouille dans la capitale où les morts violentes se multiplient. Von Papen, persuadé de « tenir en main Hitler », accentue sa pression auprès du Président Hindenburg, qui finit par céder, et Hitler est nommé chancelier le 3 janvier 1933. Il est parvenu légalement au pouvoir, come prévu. Il n’a pas de majorité absolue au Reichstag, mais tout va aller à une vitesse, avec une facilité sidérantes.
Le 1° février, il dissout l’assemblée du Reichstag, l’argent des industriels coule à flots, les milices nazies SA et SS quadrillent la ville, tapent et tuent, elles deviennent officiellement auxiliaires de police. Les opposants politiques sont arrêtés, brutalisés, parfois tués. Le 27 février, le Reichstag est incendié. Hitler saisit l’occasion (qu’il a probablement provoquée), il faut sévir. Toutes les libertés garanties par la constitution sont suspendues, les députés du KDP (parti communiste allemand) arrêtés, le 5 mars, élections en pleine terreur, le parti d’Hitler recueille 43% des voix et le 25 mars, les pouvoirs spéciaux lui sont votés pour quatre ans. La Gestapo est créée, et le 20 mars, le premier camp de prisonniers est ouvert, à Dachau. Le 2 mai, les syndicats sont dissous, et le 14 juillet, le NSDAP devient le parti unique. L’Allemagne est entrée dans une autre histoire, et toute l’Europe avec elle.
Comparaison n’est pas raison, mais… (ce n’est pas une nouvelle partie, mais une conclusion du développement précédent)
Quels sont les éléments de réflexion utiles à tirer de cette « résistible ascension » ? Le racisme a été un puissant facteur de cohésion de la société allemande. Comment pouvons-nous réagir de façon efficace face à un tel « moteur ? Hitler a été porté au pouvoir par certains groupes de presse, les grands intérêts économiques, les patrons très largement, et la droite politique qui l’a adoubé. Dans toutes les autres dictatures qui accèdent au pouvoir en Europe à cette période, la mécanique est, à quelques variantes près, la même (à l’exception de la Révolution russe, bien sûr). Les « intérêts économiques » et la droite politique, les média à leur suite, choisissent toujours « leur camp ». Pas d’illusion à se faire. Alors, d’où peuvent venir les forces capables de combattre la montée des régimes autoritaires ?
La montée d’Hitler s’est faite dans un silence assourdissant de la gauche allemande, socialistes et communistes occupés en priorité à se combattre. Arturo Ui a rencontré peu de résistances.
Et chez nous, en France, Front Populaire
En France, on suit de très près ce qui se passe en Allemagne, de l’autre côté de la frontière, et si peu de temps après la fin de la guerre. D’autant que le 6 février 34, les Ligues, les groupuscules d’extrême droite et fascistes, en résonnance avec les évènements en Allemagne, appellent à un rassemblement place de la Concorde à Paris, pour marcher sur l’Assemblée Nationale, de l’autre côté de la Seine, et l’envahir. Une grande manifestation anti parlementaire, antirépublicaine. Le gouvernement fait appel à l’armée, les ordres sont clairs : les manifestants regroupés sur la place de la Concorde ne doivent pas franchir la Seine. L’armée tire, les manifestants aussi. A la fin de l’affrontement, dix-neuf morts, un millier de blessés. Le gouvernement, dirigé par les Radicaux (centre droit et centre gauche) démissionne. Il y a péril en la demeure.
Comment réagir ? La « gauche », est dominée par deux partis, le parti socialiste français (SFIO, 2° Internationale, « réformiste ») et le parti communiste (3° Internationale, « révolutionnaire » sous la direction du parti communiste russe, le parti de la révolution de 1917). Ils sont en rivalité constante et parfois violente. Depuis la fin de la guerre de 14 – 18, il n’a jamais été question de rapprochement et d’action commune. Les divergences sont beaucoup plus profondes, enracinées dans la chair des adhérents et des dirigeants, dans leur histoire, que ce qu’on peut connaître aujourd’hui. Ils réagissent de façon parallèle, ils appellent à deux manifestations contre les ligues, contre la montée du fascisme, le même jour, le 12 février 34, dans les mêmes quartiers de Paris, mais pas unitaires. Et là, il se passe quelque chose. Les militants des deux organisations convergent, forment un seul et même cortège, aux cris de « Unité, Unité… ». C’est l’impulsion première qui va donner naissance au Front Populaire, deux ans plus tard. Ce rôle fondamental de l’initiative des masses est le trait dominant de ce Front Populaire, tout au long de ses quatre années d’existence.
Les premiers contacts entre les appareils politiques socialistes et communistes commencent au lendemain de la manifestation du 12 février. Le parti radical, plus « centre droit » dirions nous peut être aujourd’hui, censé représenter les classes moyennes, ne se joindra à eux qu’en 1935.
La prochaine étape est une manifestation le 14 juillet 1935, fête nationale et fête révolutionnaire. Elle est organisée par les partis du Front en formation, avec appel aux syndicats, aux associations, le plus largement possible. Il faut mobiliser le peuple de gauche. Et le succès dépasse toutes les attentes. Plus de 500 000 personnes défilent dans Paris. Les partis sont au pied du mur, il faut trouver une perspective à cette foule mobilisée en masse, en attente. Ce sera les prochaines élections législatives du printemps 36, et les trois partis enclenchent les réflexions sur le programme du Front populaire et les mécanismes de l’accord électoral.
Le programme sur lequel les partis vont aux élections législatives du printemps 36 est un programme très modéré. Sur le plan économique, il s’inspire de l’expérience Roosevelt aux États Unis, relance de l’économie par la consommation, accompagnées de quelques mesures de nationalisations d’industries d’armement, pour échapper à l’influence des lobbys de cette branche, et sur le plan social, pas grand-chose. L’accord électoral prévoit des candidatures séparées au premier tour, et désistements systématiques au second tour. La droite, quant à elle, fait campagne sur un thème unique : la peur du Rouge, l’anticommunisme déchainé, dans l’espoir de faire éclater l’Union Populaire. Stratégie qui évoque évidemment la charge contre LFI aujourd’hui, dont l’objectif est le même.
Les élections ont lieu le 26 avril et le 6 mai 36. Au premier tour, le Front Populaire recueille 57% des suffrages, au deuxième tour, il gagne la majorité absolue à l’Assemblée, 386 députés sur 606. A cette annonce, le pays va s’embraser.
Avant la formation du gouvernement, sans aucun mot d’ordre national, les grèves commencent début mai, dès le résultat des élections connu, ici et là, puis un peu partout. Des grèves joyeuses, avec occupations des usines, orchestres, bals, soutien de la population. Occupation – appropriation symbolique des lieux du travail et de l’exploitation. Du jamais vu. Le 24 mai 1936, date anniversaire du dernier combat de la Commune de Paris, une manifestation d’hommage aux Communards a lieu devant le Mur des Fédérés, au cimetière du Père Lachaise, comme tous les ans. Mais cette année-là, la situation est exceptionnelle. Une foule immense, autour de 600 000 personnes, avec drapeaux rouges et chants révolutionnaires, vient rendre hommage aux Communards. Le lendemain, les grèves s’étendent dans toute la région parisienne. Deux millions de grévistes fin mai. Une claque énorme, un patronat, désarçonné.
Le gouvernement est formé le 2 juin, et le 4 juin, Léon Blum, leader de la SFIO, le parti le plus important du Front Populaire, devient Président du Conseil. Le PC soutient le gouvernement, mais n’y participe pas. La première tâche de Blum est de gérer les grèves, un pays pratiquement à l’arrêt. Les quelques innovations qu’il introduit dans la composition de son gouvernement, trois femmes secrétaires d’Etat, un ministre des sports (Léo Lagrange que la droite s’empresse d’appeler le ministre de la paresse) ne vont certainement pas suffire. Et le programme du Front est pratiquement inexistant en matière sociale. Blum et son gouvernement choisissent une stratégie toute nouvelle : négocier plutôt que cogner.
Entre le 7 et le 8 juin 1936, une négociation est donc organisée entre le patronat, les syndicats et des représentants du gouvernement. Le patronat l’accepte parce qu’il est acculé. Elle débouche sur la reconnaissance des syndicats, la création des délégués du personnel, des augmentations de salaires de 13% en moyenne. Les grèves durent encore quelques jours, quelques semaines. Dans les jours qui suivent, deux lois introduisent les congés payés, et la semaine de quarante heures, deux mesures qui ne figuraient pas dans le programme du Front Populaire, mais vont désormais l’incarner.
Il y aura encore quelques mesures, fin juillet la retraite des mineurs, fin aout l’allocation chômage. Puis quelques nationalisations, et en 1937, nationalisation des chemins de fer, création de la SNCF. Puis les radicaux quittent le Front qui se disloque en mars -avril 1938.
Le Front Populaire ouvre une période d’affrontements entre patronat et travailleurs qui se clôturera en 1947 – 1948. 1938 – 1940, le slogan « souterrain » du patronat est : « Plutôt Hitler que le Front Populaire. » Puis la France est envahie par l’Allemagne, Pétain prend le pouvoir, et s’emploie, entre autres choses, à effacer le souvenir de Front Populaire dont les cadres et les militants se retrouvent nombreux dans la Résistance, le patronat français collabore largement, pendant toute la guerre, avec l’Allemagne. Les Alliés, Angleterre, Etats Unis, URSS, France Libre gagent la guerre en 1945, et en France, le Conseil National de la Résistance et tout un arc de forces issues de la Résistance mettent en place à la Libération un programme de réformes contenues dans le programme du CNR. Sécurité sociale, retraites, wellfare state…, à cette date, dans ce moment historique, sur ce programme, le Front Populaire a gagné.
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Alors que nous dit, à nous, aujourd’hui, cette expérience du Front Populaire de 1936 ? Pas facile.
D’abord, une évidence. Toute la dynamique du Front Populaire de 36 repose sur une mobilisation massive, qui dure dans le temps, des militants et bien au-delà, des masses en mouvement. Ce sont eux qui contraignent les appareils des partis et syndicats à bouger. En 2024, après le choc que provoque dans toute la gauche l’annonce du score de Rassemblement National aux élections européennes, c’est une mobilisation spontanée et bien visible de jeunes dans la rue, criant « unité, unité » dès que les résultats sont connus qui cristallise l’urgence pour les partis de réagir, de « faire quelque chose », ce qui permet à l’appel de François Ruffin de « faire Front Populaire », d’être entendu et repris par les partis de gauche, en à peine plus d’une nuit.
Après, il ne faut pas se tromper. La société française d’aujourd’hui est bien différente de celle de 1936. Cinquante ans de néolibéralisme sauvage sont passés par là. Les collectifs au travail et dans toutes les strates de la société ont été éclatés, disloqués, atomisés par la multiplication de statuts différents sur un même lieu de travail ainsi que les contrats de travail et les horaires à géométrie variable, les temps partiels, le télétravail etc… la notion même d’entreprise a explosé avec la pratique des sous-traitances en cascade. Sans parler de la multiplication des « cabinets de conseil » qui désintègrent la fonction patronale elle-même. L’individualisme est devenu un idéal social. Chacun pour soi et que le meilleur gagne. Sans parler de l’amplification du phénomène par les réseaux sociaux…
Pour durer, il faudra parvenir à recomposer, à partir de toutes sortes de conflits sociaux, des lieux de vie collective, de formation de la pensée partagée, il faut les faire vivre dans la durée, pour que les gens aient le temps de se les approprier. Fabriquer les éléments et les outils pour construire une mobilisation de masse susceptible de durer. Car, dernière remarque, si le Front Populaire veut marquer la société, il faut qu’il parvienne à durer. La mobilisation populaire du 12 février 1934 et les suivantes toutes massives qu’elles aient été, mettent deux ans pour déboucher sur le programme et l’élection du printemps 36 qui déclenche l’immense grève. Et la période qui s’ouvre aujourd’hui devant nous sera pesante et difficile. Alors, allons-y, on s’y met sans tarder.