Polarville – Une préface

3 avril 2023brève, Textes divers

Les Presses Universitaires de Lyon viennent de rééditer Polarville de Jean-Noël Blanc et m’ont demandé de rédiger une préface.
La voici ci-dessous.

POLARVILLE
Préface
Dominique Manotti

Après un militantisme politique et syndical dans les années 1960 et 1970, je me suis retrouvée profondément découragée par l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir et la ferveur populaire qui l’a entourée. Je craignais que l’expérience de ce pouvoir socialiste là entraine la liquidation de la gauche en France pour de longues années.

Un peu par désœuvrement, je suis retournée à la lecture assidue de romans, avec une dominance de romans noirs américains. En 1991, la rencontre avec L. A. Confidentiel de James Ellroy a alors été un choc, la redécouverte de la puissance de la littérature, que j’avais oubliée depuis bien des années. J’ai vécu à Los Angeles avec ces flics, ces truands, ces hommes politiques. J’ai mieux compris avec le roman d’Ellroy ce qu’entait Los Angeles qu’avec la remarquable étude de sociologie de Mike Davis, City of Quartz. Ellroy m’a donné́ envie pour la première fois de ma vie de tenter d’écrire des romans, de raconter ma génération, ses combats et ses échecs. Et ce seraient des romans noirs.

À la même époque, la lecture de Polarville de Jean-Noël Blanc me plonge dans la culture du polar comme littérature mythique, poétique, centrée sur l’image de la ville noire fantasmée et du privé solitaire, héritier du cowboy des westerns, une littérature strictement « encadrées » par ses propres règles, ses propres mythes. J’étais bousculée, intéressée par cette vision, qui n’était pas la mienne, mais je ne voulais pas de « règles ». Je suis Parisienne, je connais ma ville pour l’avoir parcourue en tous sens pendant une vingtaine d’années et je l’aime. J’avais envie de construire mon propre regard sur Paris en tant que ville noire plutôt que de me conformer aux « règles du genre ». J’ai donc plongé dans mes souvenirs, mes expériences.

Le Sentier, le quartier de la confection parisienne en 1980, en plein centre de Paris, des milliers de travailleurs clandestins, qui bossent dans des centaines de minuscules ateliers, clandestins eux aussi, installés dans des immeubles d’habitation, qui monopolisent des rues entières, et parviennent à passer inaperçus. Les ateliers sont étroits, insalubres, les installations industrielles bricolées, un flot d’argent noir circule, jusqu’aux paradis fiscaux du Moyen-Orient, personne ne voit rien, ne dit rien. Les rapports entre les travailleurs sont solidaires et chaleureux, violents aussi parfois, jusqu’aux échanges de coups de ciseaux ou de cutter, les adversaires vont ensemble se faire recoudre à l’hôpital, puis s’arrangent entre eux. Et un jour, tout ce monde clandestin explose, les travailleurs descendent dans la rue à la stupeur générale, ils combattent, gagnent leur régularisation. Les rapports entre les groupes sociaux changent, le quartier ne convient plus, la production de la confection déménage, les Chinois remplacent les Turcs, le quartier passe à autre chose. Ce sera le lieu de mon premier roman, paru en 1995, Sombre Sentier.

Avant d’être un paysage, la ville du xxe siècle est ce lieu où affluent des gens, où ils travaillent et vivent, où se forment des groupes sociaux, où ces groupes se croisent, s’allient, se combattent, vivent et meurent. Ils s’inscrivent dans un paysage urbain qui marque leur mémoire et leur culture, et qu’ils remanient en permanence. Et c’est cette symbiose que je voulais parvenir à rendre palpable pour le lecteur, avec une économie de moyens, parce qu’on est dans le roman noir.

Et je retrouve, en relisant Polarville aujourd’hui, la conclusion de Jean-Noël Blanc, dont je n’avais pas gardé le souvenir après ma première lecture. La nouveauté fondamentale des années 1980, nous dit- il, c’est que « le polar est peut-être en train d’abandonner sa propre mythologie et […] pour la première fois de son histoire, d’admettre que la réalité urbaine n’est pas une monstruosité ». Un renouveau du genre serait-il à l’œuvre, dans lequel je pourrais plus facilement me retrouver à mon aise ? Pas si vite. « Dans le réalisme, le polar se meurt… Il ne reste plus que le roman policier… Retour à Agatha Christie. »

Vraiment ? Beaux débats en perspective.

Pour télécharger cette préface

Share This