Arte 28 minutes

Arte 28 minutes

Arte 28 minutes

J’étais invitée sur Arte, ce 16 juillet 2020, dans l’émission 28 minutes pour parler de Marseille 73.
Pour visionner l’émission intégrale, voir ici.
Ci-dessous, mon interview précédé d’un portrait réalisée par la rédaction du magazine.

 

16 balles. Nos cousins d’Amérique

16 balles. Nos cousins d’Amérique

16 balles. Nos cousins d’Amérique

La chaine Planète+ CI (Crimes et Investigations) vient de présenter mardi 7 juillet un documentaire remarquable, une enquête sur le meurtre d’un jeune adolescent noir de 17 ans par un policier blanc qui lui a tiré 16 balles dans le corps, le 20 octobre 2014 à Chicago. Le réalisateur (Rick Rowley) suit l’affaire jusqu’au procès, en septembre 2018. Et nous donne un documentaire époustouflant d’intensité, de rythme, de qualité de l’image et de l’archive. Du début à la fin du film, nous sommes tendus, accrochés, comme dans les meilleures fictions. Chapeau l’artiste. Au-delà d’une piqûre de rappel, toujours utile, sur l’intensité du racisme aux États Unis, ce documentaire m’a fait toucher du doigt, comprendre physiquement, à quel point l’ampleur de la mobilisation qui a suivi l’assassinat de George Floyd n’est pas tombée du ciel, mais est le prolongement et le résultat de dizaines de luttes acharnées après des meurtres de jeunes noirs un peu partout dans le pays.
Déroulé de l’histoire.
Le 20 octobre 2014, le jeune Laquan McDonald, 17 ans, erre dans un parking proche d’un grand magasin, un couteau à la main. Plusieurs voitures de police arrivent. De l’une d’elle, deux policiers descendent, et l’un d’eux, Jason Van Dyck, abat de 16 balles le jeune Laquan qui marche à six ou sept mètres de lui, en lui tournant le dos. A partir de là, la machine policière se met en route. L’ensemble des policiers présents sur le terrain, tout en bouclant la scène de crime, se concertent, et mettent au point un témoignage commun. Adolescent menaçant, couteau en main, Van Dyck a tiré en légitime défense. Ils prennent la précaution de vérifier le contenu d’une caméra de surveillance à la porte d’un magasin à proximité du lieu de la fusillade, et détruisent l’enregistrement de la scène. Il existe également une caméra de vidéo, fixée sur le tableau de bord d’une des voitures de police, qui a tout enregistré. Cet enregistrement n’est pas détruit, sans doute parce que ce n’est matériellement pas possible. Puis l’équipe rentre au commissariat, rend compte à sa hiérarchie des tirs, de la mort du jeune homme et lui remet l’enregistrement de la scène par la caméra du véhicule de police. La hiérarchie enregistre les témoignages, tous identiques, visionne sans doute l’enregistrement et le dépose sous séquestre. La Fraternité des policiers est alertée. Hiérarchie et Fraternité soutiennent sans faille la version de l’équipe de terrain. Dans deux maisons à proximité du parking, il y a des témoins de la fusillade. Ils sont convoqués au commissariat, entendus séparément, pendant une dizaine d’heures d’affilé, et menacés de poursuites. Ils finissent par décider de se taire. Ils n’ont rien vu. L’affaire semble bouclée, et dans les premières communications à la presse, Laquan est présenté comme un jeune délinquant, agressif, et drogué.
A ce niveau, moi, je m’arrête et je fais quelques constats. La société américaine est différente de la société française, beaucoup plus violente. L’organisation de la police et de la justice sont également différentes de l’organisation française, et nos syndicats de policiers ne sont pas des Fraternités. Mais les réactions de la police américaine et de la police française face à une bavure sont étonnamment semblables. Harmonisation de faux témoignages entre équipiers. Transformation de la victime en fauteur de troubles dangereux. Caméras malencontreusement tombées en panne ou non déclenchées chaque fois que c’est possible. Couverture syndicale et hiérarchique en béton, envers et contre tout. (N’oublions pas que dans ce cas précis, la hiérarchie et la Fraternité ont eu accès à la vidéo dès le début de l’affaire et l’ont placée sous séquestre). Témoins mis de côté d’une façon ou d’une autre. Le monde policier, d’un côté de l’Atlantique comme de l’autre, est un monde de la solidarité et de l’omerta.
L’histoire aurait pu s’arrêter là, elle aurait dû s’arrêter là, elle s’est souvent arrêtée là. Elle ne s’arrête pas là. Un journaliste repère quelques trous dans l’histoire officielle. Et puis 16 balles pour abattre un petit jeune, c’est beaucoup. L’autopsie révèle des balles dans le dos et un peu partout dans le corps, y compris lorsque la victime gisait au sol. Un avocat s’intéresse au dossier. La mobilisation commence dans la communauté noire. Cette bavure mortelle n’est pas la première à Chicago, la série en est longue, mais grâce aux mobilisations répétées de « Black Lives Matter », la population est de moins en moins passive face à la violence policière. L’avocat, après de multiples démarches judiciaires, obtient communication de la vidéo que la hiérarchie avait mise sous séquestre, et la rend publique, fin 2015. Toute la ville de Chicago voit en direct un petit jeune homme, un couteau au bout d’un bras ballant, qui marche seul sur un parking, en s’éloignant d’un policier qui se tient à six ou sept mètres de lui, qui l’abat et continue à tirer sur le jeune à terre. 16 balles. A partir de ce moment, des manifestations de masse comme Chicago n’en avait jamais connu se succèdent pendant deux ans, et scandent à tous les moments importants l’affrontement entre la version policière, et les défenseurs de la victime. C’est un ouragan qui déferle sur Chicago, et je ne « divulgache » pas la fin, comme pour les meilleurs polars, mais vous verrez, tension maximum, de rebondissements en rebondissements, jusqu’à la chute, en 2018- 2019.
La mobilisation gigantesque après la mort de George Floyd n’est pas loin.
En France, les mobilisations populaires contre les violences policières commencent à mobiliser de façon bien plus forte que le gouvernement ne s’y attendait. La suite de l’histoire n’est pas encore écrite.

Arrêt sur images : racisme d’État, la construction du déni

Arrêt sur images : racisme d’État, la construction du déni

Arrêt sur images : racisme d’État, la construction du déni

J’ai participé, le 10 juillet 2020, à une émission d’Arrêt sur images, animée par Daniel Schneidermann.
J’étais invitée à l’occasion de la sortie de Marseille 73. Sur le plateau également Sarah Angèle, petite-fille d’Emmanuel Cravery Angèle, tué dans les émeutes en 1967 en Guadeloupe et Marie Bonnard, autrice du documentaire “Les ayant-droits” sur les mineurs marocains embauchés par la France dans les années 1960.
Trois affaires oubliées, enfouies, peu présentes dans les mémoires collectives. Déniées, en quelque sorte, pour construire l’oubli.
Ci-dessous, la vidéo intégrale de l’émission.

 

Racket (suite)

Racket (suite)

Racket (suite)

Mediapart nous le dit. En prenant prétexte du Covid 19, et donc du ralentissement de la production à Belfort, General Electric (GE), la grande entreprise américaine qui a racketté Alstom Energie en 2014 – 2015, achève de démanteler le cœur de l’entreprise, l’usine de Belfort. L’ingénierie est déjà en voie de délocalisation en Hongrie. Et maintenant c’est la branche de maintenance et de réparation des turbines vendues et installées dans le monde, la branche de haute technicité la plus rentable et la plus sûre de l’entreprise parce que la clientèle est captive, donc non soumise aux aléas de la conjoncture, qui va être délocalisée aux Etats Unis et en Arabie Saoudite. J’ai un peu tendance à penser que l’apparition de l’Arabie Saoudite dans ce mécano n’est là que pour faire un pied de nez à la France, mais nous verrons, peut-être est-ce un élément de géostratégie de Trump. GE est étroitement liée au gouvernement américain, et elle n’a jamais eu à s’en plaindre.  De toutes façons, cette délocalisation signe la mort de l’industrie à Belfort. Les syndicats unanimes le disent : « Si cette délocalisation se fait, la pérennité du site n’est plus garantie, car nous n’aurons pas la taille critique suffisante ».

Le désastre annoncé provoque une réaction de rage et d’impuissance. Certes, en 2019, GE s’était engagé à maintenir l’activité industrielle à Belfort. Mais les promesses n’engagent que ceux qui y croient. Surtout quand il s’agit d’entreprises américaines. Parce que, America first, le gouvernement américain utilise l’économie comme arme de guerre et dicte sa politique au monde. Aux alliés européens comme au reste du monde. Que va faire Macron, lui qui a appuyé lourdement le racket de GE sur Alstom sous la présidence Hollande ? Lui qui n’a jamais su s’opposer à Trump dans les faits, au-delà de quelques belles phrases.  Lutter contre la désindustrialisation en France en relocalisant la fabrication des masques et en bradant la fabrication des turbines, un outil indispensable dans une politique de l’énergie, ce sont des choix qui risquent de ne pas être compris par grand monde, et de grever définitivement le potentiel économique français, et par contre coup européen.

Que faire ? Les Lip ont pu, dans les années 70, occuper leur usine, s’approprier les outils de production, produire et vendre des montres, mais reconnaissons que ce qui était faisable avec des montres ne l’est pas avec des turbines. Le marché n’est pas le même. Alors ? On laisse faire, Monsieur le Président ?

Au lecteur un peu perdu : Si vous voulez tout savoir sur le rachat d’Alstom par Général Electric lisez Racket.

 

 

 

 

La Raison des plus forts : Chroniques du procès France Télécom

La Raison des plus forts : Chroniques du procès France Télécom

La Raison des plus forts : Chroniques du procès France Télécom

Après le confinement, le 4 juin, un livre important sera disponible en librairie, « La Raison des plus forts : Chroniques du procès France Télécom ». » aux éditions de l’Atelier. Ce livre ne doit pas disparaitre dans le bazar du « déconfinement ». Il relate l’ensemble du procès des dirigeants de France Télécoms accusés de « harcèlement moral institutionnel » pendant ce qui a été souvent appelé « la crise des suicides à France Télécoms », de 2005 à 2010. Un combat de « l’ancien monde » ? Je ne le crois pas du tout. J’ai eu l’honneur et le bonheur d’être associée à ce procès et à ce livre, d’en écrire une chronique, comme quelques dizaines d’autres « travailleurs intellectuels » (écrivains, journalistes, cinéastes, comédiens, musiciens, universitaires, militants associatifs et syndicaux…) et il me semble que l’expérience mérite qu’on y réfléchisse si l’on veut trouver quelques pistes pour construire « le monde d’après ».
Je résume rapidement. A la fin du 20° siècle, dans les années 90, France Télécom est une grande entreprise d’État, un service public qui emploie 120 000 salariés, en très grande majorité des fonctionnaires, et assure l’entrée de la France dans la révolution des nouvelles technologies de communication, avec à son actif quelques belles innovations peut-être prometteuses. Mais ces années sont celles de l’idéologie néolibérale triomphante, du dogme de l’organisation du marché par la libre concurrence et du poids grandissant des capitalistes financiers sur l’appareil d’État français. Et puis, les perspectives de profits dans la nouvelle branche sont flamboyantes. Donc, France Télécom est privatisée en 2004, elle deviendra Orange. Une nouvelle équipe de direction arrive à la tête de l’entreprise, avec un objectif clair et explicite : obtenir le départ « volontaire » de 22 000 salariés, qu’on ne peut licencier puisqu’ils sont fonctionnaires, et provoquer la mobilité interne de 10 000 autres. Pour y parvenir, le moyen affiché est le harcèlement moral à haute dose, pour atteindre l’objectif à marches forcées entre 2007 et 2010. Et ça fonctionne, en un certain sens. Les statuts éclatent, les collectifs de travailleurs se disloquent, les départs et les mobilités ont lieu. Notons aussi que les actionnaires de l’entreprise touchent pendant cette période d’importants dividendes, mais que France Télécoms ne pointe plus dans le peloton de tête des entreprises innovantes.
Les travailleurs et leurs organisations syndicales ne parviennent pas à organiser des luttes collectives qui bloquent les processus à l’œuvre, et les institutions représentatives comme le Comité Hygiène et Sécurité sont complètement marginalisées par la direction, comme aussi la médecine ou l’inspection du travail.
Faute de réactions collectives, la crise prend la forme de la généralisation de la souffrance au travail massivement répandue chez les salariés, vécue sur un mode individuel, qui va jusqu’à provoquer une vague de suicides au travail qui commence dès 2006, et culmine en 2008 – 2009 (38 suicides sur deux ans). Le PDG de France Télécoms, jamais avare de bons mots, parle d’une « mode des suicides » et l’un de ses collaborateurs, plus littéraire, d’un « effet Werther ».
Les syndicats cherchent comment se battre dans cette situation, ce n’est pas évident, il n’y a guère de « tradition ouvrière » en la matière. Dans certaines professions particulièrement touchées par le phénomène, comme la police par exemple (en France, un suicide par semaine, en moyenne, depuis des années), les syndicats préfèrent faire le silence, et fonder leur représentativité sur la cogestion des carrières. A France Télécoms, le syndicat Sud PTT et la CFE-CGC réagissent très vite. Premier objectif, connaître et faire connaître la réalité. Puisque la direction bloque le CHSCT et le rend impuissant, ils créent dès 2007 un « Observatoire du stress et des mobilités forcées », hors de portée des manœuvres de la direction, où tous les militants syndicaux de diverses appartenances peuvent  se rejoindre, et qui dès sa création fait très largement appel à tout un panel de chercheurs, d’universitaires, de médecins. L’Observatoire recense très précisément, malgré de multiples obstacles, tous les suicides, discute avec les familles, et lance une enquête de masse sur la souffrance au travail dans l’entreprise, qui récolte plus de 30 000 réponses. Comment utiliser ces données, comment aller plus loin ? S’il ne semble toujours pas possible de mobiliser massivement les salariés pour bloquer l’entreprise en pleine restructuration, au beau milieu d’une crise financière mondiale, le syndicat Sud PTT a suffisamment alerté et l’opinion publique pour se sentir soutenu et il dépose une plainte en justice en 2009 contre les dirigeants de France Télécom pour « harcèlement moral institutionnel ». Bien sûr, la justice ne peut pas tout, personne n’a d’illusion là-dessus, mais cette plainte est un moyen de prolonger, d’élargir l’action. Et pour la première fois, la plainte vise non pas les contremaitres, les lampistes du harcèlement, mais les chefs, ceux qui mettent en place le système et donnent les ordres, sans jamais se mouiller eux-mêmes directement (Pendant le procès, les accusés répèteront à satiété qu’ils ne connaissent même pas les victimes dont on parle…) Avec un petit espoir de gagner, parce que le syndicalisme ne se nourrit pas de défaites, il doit gagner s’il veut ne pas disparaître.
Le procès a été admirablement mené par les parties civiles, 19 familles de suicidés ou de personnes gravement atteintes dans leur intégrité se sont jointes aux syndicats. Toute une kyrielle de « travailleurs intellectuels » se sont mobilisés pour assister aux séances, pendant deux mois, et écrire chaque jour un compte rendu de la séance de la veille. Ce sont ces comptes rendus qui composent aujourd’hui le volume « La Raison des plus forts ». Des points de vue très différents, des comptes rendus stimulants. Cette ouverture, cette diversité, cette volonté de créer une réflexion collective, de fabriquer de l’écho, de la résonnance, doivent être des traits marquants des luttes de demain, pour sortir des rigidités d’aujourd’hui. Et les conditions de travail seront un thème majeur de mobilisation, parce que, si elles posent la question du pouvoir dans l’entreprise, elles le font d’une façon extrêmement concrète, immédiate, vécue pour tous les travailleurs. Ce n’est sûrement pas un hasard si le pouvoir macronien, dans son entreprise de démolition du code du travail, a commencé par supprimer les comités hygiène et sécurité. Un immense chantier pour le monde de demain.

 

 

 

Le jour de la chouette

Le jour de la chouette

Le jour de la chouette

En ces temps de confinement,  Le Monde des livres m’a demandé d’évoquer mon ouvrage (de poche) préféré.
J’ai choisi d’expliquer (en peu de mots, comme il m’était demandé) pourquoi Le Jour de la chouette, de Leonardo Sciascia, m’a réellement impressionné. Ce petit texte a paru le 2 avril 2020 sur le site du Monde

« Avant de m’enfermer, j’avais dans ma ligne de mire la présence et l’action des mafias italiennes sur le sol français. J’y reviens. Et je reprends le roman de Leonardo Sciascia [1921-1989] Le Jour de la chouette, lu et relu tant de fois. La vie d’une petite ville sicilienne sous l’emprise mafieuse dans les années 1960.
Avec ce roman, j’ai ressenti physiquement et j’ai compris la nature du pouvoir mafieux, qui repose sur le consentement, de gré ou de force, de toute une société aux aguets, qui regarde, qui sait, et se tait. Dans la première scène, un homme court sur la place de l’église pour attraper son bus. Il est abattu devant les passagers, ses voisins, qui le connaissent et n’ont rien vu. Il est abattu juste à côté d’un marchand de beignets, que les policiers interrogent :
“Qui a tiré
– Pourquoi ? On a tiré ?”
Les hommes politiques sont là, au deuxième plan, qui veillent attentivement au maintien de l’ordre mafieux, dont ils sont les bénéficiaires et les otages.
Tout le monde de la mafia sicilienne de l’époque, encore proche de ses origines paysannes, avant qu’elle ne devienne richissime avec le commerce de la drogue et ne sombre dans la folie sanguinaire. Sciascia le raconte avec une écriture claire, précise, économe, d’une grande élégance. La violence, omniprésente, est sous-jacente, jamais étalée. Tout se joue “un ton en dessous”. C’est ce style de roman noir qui me fascine, bien loin de l’affrontement entre le bien et le mal, héroïque et sanglant. Le roman du crime au cœur de la machine sociale, inexpugnable.
J’attends avec impatience le grand roman noir de la ’Ndrangheta, la mafia calabraise, lovée au cœur de la société allemande. Le grand roman noir de l’Europe du XXIe siècle. »

« Le Jour de la chouette » (Il giorno della civetta), de Leonardo Sciascia, traduit de l’italien par Juliette Bertrand, GF, 192 p., 6,90 €.

BC Negra 2020

BC Negra 2020

BC Negra 2020

J’ai été invitée à Barcelone, au festival « BC Negra » à l’occasion de la sortie de la traduction en espagnol de « Or Noir » par la maison d’édition Versatil. C’était pour moi une première, et j’ai été bluffée par ce festival. Pendant onze jours (du 30 janvier au 9 février), le festival organise des initiatives quotidiennes et très diverses, trente-cinq tables rondes, des concerts, des projections de films, une soirée de slam, l’analyse d’une scène de crime avec le patron de la police scientifique, et des visites des deux cimetières historiques de la ville.
Les tables rondes se déroulent dans quatre lieux différents de la ville, avec à chaque fois peu d’intervenants pour laisser vraiment place au débat. Et le festival est soutenu par de multiples associations et institutions de la ville, dont l’Université de Barcelone. Un festival vraiment digne de la place que Barcelone occupe dans la littérature noire européenne.
J’ai participé à une table ronde avec Javier Cercas en clôture du festival, dans le Foso del Mercado de Sant Antonin, un très vaste espace en plein air dégagé sous le marché Sant Antonin, admirablement restauré, entre des murailles monumentales dont on m’a dit qu’elles étaient romaines. Elles sont en tout cas très impressionnantes. Un lieu rêvé pour causer littérature noire devant des centaines de personnes très attentives.
Barcelone Noire est vivante…

La guerre est une ruse, prix du noir historique 2019

La guerre est une ruse, prix du noir historique 2019

La guerre est une ruse, prix du noir historique 2019

Aux Rendez-vous de l’Histoire, à Blois (10 au 13 octobre 2019) a été décerné le deuxième « Prix du Noir Historique ». Cette année, le prix a été attribué à La guerre est une ruse de Frédéric Paulin, publié chez Agullo.

Je préside ce jury, et j’en suis très flattée. Cette remise des prix a été l’occasion de chercher à définir un peu plus précisément ce que peut bien être le roman noir historique. Parce que, sous cette dénomination, cohabitent deux démarches qui ne sont pas les mêmes.

La démarche de l’historien est faite de rigueur, d’attachement aux sources et à la critique des sources. Certains historiens peuvent adopter « le regard du noir », partir, pour étudier une société, du crime et des organisations criminelles conçues comme structurantes, comme par exemple l’Histoire Criminelle des États-Unis de Browning et Gerassi qui donne à voir et à comprendre une Amérique dans laquelle les mafias jouent un rôle majeur. Ils sont probablement influencés dans leur regard par la montée du roman noir au 20° siècle, mais ils restent dans leur démarche de purs historiens. Je rêve parfois d’historiens français qui se lanceraient dans une histoire de la France de la période coloniale en partant du lien entre colonisation et entreprises criminelles.

Mais le « roman noir historique » est une œuvre de romancier, pas d’historien, le roman est le domaine de l’imaginaire, il raconte un monde imaginaire dans lequel le lecteur vit pendant tout le temps de sa lecture, et parfois bien au delà, si le roman est puissant. Nous avons tous dans notre mémoire un, deux, quelques romans qui nous ont laissé des traces durables, et que nous réinventons sans cesse au fil du temps. Et donc, pour les membres du jury du « prix du noir historique », dans chaque roman que nous lisons et dont nous débattons, nous cherchons à la fois l’imaginaire romanesque et l’appui fort sur le « réel historique ». Le jury, qui est nourri d’Histoire et d’historiens, se garde bien de toute généralité ou abstraction, mais avance dans les débats roman par roman, un pas après l’autre.

Et cette année, il a eu le plaisir d’accorder le prix à ce roman de Frédéric Paulin car il a aimé l’ampleur du sujet abordé, la décennie noire en Algérie, et les très complexes relations entre le pouvoir algérien, les groupes terroristes islamiques et les services secrets français, une histoire qui nous parle aussi de nous. Il traite son sujet, il invente ses personnages avec le souci constant de le situer dans un cadre historique précis et crédible. Un roman qu’on dévore, écrit avec un style qui colle à l’histoire qu’il raconte, précis, clair, rapide. Haletant et poignant.

Un beau lauréat.

Procès France Télécom : la peur en partage

Procès France Télécom : la peur en partage

Procès France Télécom : la peur en partage

Dessin de Claire Robert – Publié sur le site La petite BAO

Procès des anciens dirigeants de France Télécoms – Orange pour harcèlement au travail de leurs employés. Les dirigeants avaient assumé une marche forcée vers la privatisation de l’entreprise, en annonçant 22 000 départs, et avaient pris tous les moyens pour les obtenir. Résultat : Vague de départs, certes, mais aussi dépressions, maladies graves, et suicides.
Procès passionnant sur les méthodes de gestion du personnel dans les grandes entreprises, qui résonne fort avec l’actuelle situation à la SNCF. Il se tient grâce au travail des syndicats, notamment Sud – Solidaire. J’ai eu la chance d’être sollicitée pour participer à une chromique collective du procès (un auteur différent chaque jour). La voici. Pour suivre les comptes rendus de l’ensemble du procès, organisés par Solidaire, voir le site La petite boite à outil.

* * *

Dès que Solidaires m’a demandé de participer avec eux à une « recension collective » du procès des dirigeants de France Télécoms, j’ai immédiatement accepté. La forme me semblait stimulante, et la matière du procès, les méthodes de gestion du personnel d’un grand groupe en période de restructuration, au cœur radioactif de ce qu’est notre société aujourd’hui. Je n’ai pas été déçue par « ma » journée, le vendredi 31 mai.

L’audience a été consacrée en première partie à l’étude des cas de trois salariés soumis à de très fortes pressions pour obtenir leur départ de l’entreprise. L’un ne travaille plus depuis dix ans, arrêts de travail puis invalidité permanente, un autre s’est tranché la gorge il y a dix ans, il a été sauvé, mais il est toujours incapable d’évoquer les faits en public et a retiré sa plainte, il n’était pas présent à l’audience, et le troisième, après avoir retiré sa plainte contre la direction en 2016, semble en train de négocier une transaction aux prudhommes. Au simple énoncé de ces cas, on imagine bien le travail qui a du être accompli et les difficultés rencontrées par Solidaires, pour faire de ce procès une démarche collective. En deuxième partie, nous avons entendu le secrétaire du CHSCT de l’UIA (Unité d’Intervention Affaires à Paris), qui avait eu à connaître du cas du salarié qui s’était tranché la gorge.

Ces différentes interventions font apparaître quelques constantes dans la politique managériale. D’abord, fluidifier la main d’œuvre, en disloquant les collectifs de travail. Le terrain a été préparé de longue date Des travailleurs, qui accomplissent la même tâche, ensemble, au même endroit, appartiennent à des filiales différentes, n’ont pas le même statut, ne relèvent pas de la même hiérarchie, ce qui permet d’occulter l’information, de renvoyer indéfiniment les salariés d’une instance à une autre. Certains ont appris au cours de l’instruction que la suppression de leur poste était décidée à un autre niveau depuis des mois sans qu’ils le sachent, ce qui a abouti à une situation ubuesque : Le service dans lequel deux d’entre eux travaillent depuis sept ans déménage. Ils n’ont reçu aucune information particulière. Ils font donc leurs cartons comme tout le monde. Et quand ils arrivent dans les nouveaux locaux, ils apprennent que non, eux n’ont pas le même statut, ils ne sont pas prévus dans les nouveaux locaux. Ils demandent à voir la responsable du service avec laquelle ils travaillent depuis sept ans. Mais non, ils ne relèvent pas de son autorité, elle ne peut les recevoir. Retour avec leurs cartons dans un immeuble vide, sans collègues, sans instruments de travail, sans travail. J’imagine le choc. Et ce qui est bouleversant dans l’histoire qui nous est racontée ce jour là, c’est que les collègues qui ont emménagé ne semblent pas s’inquiéter de leur absence. Forcément, ils ne sont pas Orange, ils sont France Télécoms, (ou l’inverse)… En fait, en matière de « ressources humaines », c’est l’exact décalque des méthodes de gestion financière avec l’emboîtement des filiales pour fluidifier les flux, truquer les bilans et échapper à tous les contrôles. Et dans les deux domaines, ça marche. Les collectifs de travail sont explosés.

L’actuel secrétaire du CHSCT de l’UIA, lui, vient nous raconter, pour compléter le tableau, comment la direction de l’UIA s’est comportée pendant la « crise des suicides ». Le directeur de l’unité est présent à toutes les séances, et, dès qu’il s’agit d’étudier le cas de la tentative de suicide d’un salarié, il multiplie les pressions. Blocage d’une expertise indépendante. Injures et mails menaçants contre le secrétaire du CHS, jusqu’à ce qu’il démissionne au bord de la dépression, même traitement pour l’inspecteur et le médecin du travail, qui finissent par s’en aller, refus de communiquer les informations demandées, pressions multiples dans tous les entretiens avec les salariés. La hiérarchie, alertée jusqu’aux plus hautes instances, couvre. Logique. Si l’on détruit les collectifs de travail, il faut liquider aussi, ou plutôt maîtriser les organes de représentation des travailleurs en les vidant de toute autonomie. Très bel exemple de la façon dont les premiers de cordée comprennent et appliquent la politique macroniste de « négociation au niveau de l’entreprise ».

Deuxième point clé dans cette politique managériale : régner par la peur. L’objectif de liquidation de vingt mille salariés n’est pas masqué, il est affiché à la moindre occasion. On y parviendra par tous les moyens claironne le chef, en chassant les gens « par la porte ou par la fenêtre ». Donc chaque travailleur devient une cible potentielle, et pour échapper à la rafle, il anticipe la volonté patronale. Par exemple, il respecte une consigne non dite, mais dont le non respect entraîne des sanctions, et ne s’approche plus d’un pestiféré menacé de licenciement. Il joue ainsi un rôle de complice dans sa liquidation. On retrouve ces complices partout dans les trois dossiers étudiés.

Y a-t-il un profil type de la victime désignée ? Je ne sais pas, mais de fait les trois cas exposés le 31 mai ont bien des points communs. Ils ne sont plus très jeunes, travaillent dans l’entreprise depuis de longues années, et sont des cadres issus de la promotion interne. Donc peut être des faux cadres ? Ce n’est pas dit, mais il y a bien l’idée sous-jacente que, comme ils n’ont pas fait de longues études, ils sont limités, incapables de se former aux technologies modernes. Il est donc inutile de leur proposer des formations, et de fait, on ne leur en propose pas. Il y a peut être aussi l’idée qu’ils sont moins sûrs d’eux que les surdiplômés, qu’ils ont plus besoin d’être reconnus et soutenus. Ils sont donc des proies plus faciles à démolir et pousser dehors. Si, en plus, ils ont des problèmes de famille, alors ils deviennent des proies idéales. Beau sujet pour une romancière…

L’un des salariés dont le tribunal étudiait le cas, le seul qui était encore partie civile, est venu témoigner à la barre. Il avait avec lui un dossier volumineux de tous les actes de la procédure qui concernaient son cas. Il a parlé pendant plus d’une heure en s’adressant aux magistrats. Il jouait sa vie, sur le ton de la colère, puis de la confidence, gestes à l’appui, cherchant l’empathie ou la complicité des juges. Il plongeait régulièrement dans son dossier très bien classé, sortait les textes, l’un après l’autre, les citait longuement, quitte à reprendre ce que le tribunal avait déjà exposé. Je le trouvais pathétique.

Après plus d’une heure, la présidente lui indique qu’il faut en terminer, et lui demande : « Que faites vous aujourd’hui ? »,
Rien Madame la présidente. Je reste chez moi.

Congés maladies, puis invalidité. Chez lui depuis dix ans. Un parmi des dizaines, des centaines ? Merci monsieur Lombard. Votre politique de gestion du personnel, ça marche. Vous contribuez très efficacement à la dislocation de notre société. Objectif que vous partagez avec quelques uns de vos semblables. Diviser pour mieux régner.

Très mal à l’aise après cette déposition, je demande à l’un des animateurs des parties civiles :
Qu’est ce que cet homme vient chercher ici ?
Réponse : « Il vient chaque jour, à toutes les séances du tribunal. Il cherche sans doute à comprendre, à admettre enfin que ce n’est pas lui qui est responsable de son exclusion et de sa mort sociale. Et pour cela, il attend du tribunal de savoir qui est le coupable. »

Le procès prend tout son sens, tragique.