La Raison des plus forts : Chroniques du procès France Télécom
Après le confinement, le 4 juin, un livre important sera disponible en librairie, « La Raison des plus forts : Chroniques du procès France Télécom ». » aux éditions de l’Atelier. Ce livre ne doit pas disparaitre dans le bazar du « déconfinement ». Il relate l’ensemble du procès des dirigeants de France Télécoms accusés de « harcèlement moral institutionnel » pendant ce qui a été souvent appelé « la crise des suicides à France Télécoms », de 2005 à 2010. Un combat de « l’ancien monde » ? Je ne le crois pas du tout. J’ai eu l’honneur et le bonheur d’être associée à ce procès et à ce livre, d’en écrire une chronique, comme quelques dizaines d’autres « travailleurs intellectuels » (écrivains, journalistes, cinéastes, comédiens, musiciens, universitaires, militants associatifs et syndicaux…) et il me semble que l’expérience mérite qu’on y réfléchisse si l’on veut trouver quelques pistes pour construire « le monde d’après ».
Je résume rapidement. A la fin du 20° siècle, dans les années 90, France Télécom est une grande entreprise d’État, un service public qui emploie 120 000 salariés, en très grande majorité des fonctionnaires, et assure l’entrée de la France dans la révolution des nouvelles technologies de communication, avec à son actif quelques belles innovations peut-être prometteuses. Mais ces années sont celles de l’idéologie néolibérale triomphante, du dogme de l’organisation du marché par la libre concurrence et du poids grandissant des capitalistes financiers sur l’appareil d’État français. Et puis, les perspectives de profits dans la nouvelle branche sont flamboyantes. Donc, France Télécom est privatisée en 2004, elle deviendra Orange. Une nouvelle équipe de direction arrive à la tête de l’entreprise, avec un objectif clair et explicite : obtenir le départ « volontaire » de 22 000 salariés, qu’on ne peut licencier puisqu’ils sont fonctionnaires, et provoquer la mobilité interne de 10 000 autres. Pour y parvenir, le moyen affiché est le harcèlement moral à haute dose, pour atteindre l’objectif à marches forcées entre 2007 et 2010. Et ça fonctionne, en un certain sens. Les statuts éclatent, les collectifs de travailleurs se disloquent, les départs et les mobilités ont lieu. Notons aussi que les actionnaires de l’entreprise touchent pendant cette période d’importants dividendes, mais que France Télécoms ne pointe plus dans le peloton de tête des entreprises innovantes.
Les travailleurs et leurs organisations syndicales ne parviennent pas à organiser des luttes collectives qui bloquent les processus à l’œuvre, et les institutions représentatives comme le Comité Hygiène et Sécurité sont complètement marginalisées par la direction, comme aussi la médecine ou l’inspection du travail.
Faute de réactions collectives, la crise prend la forme de la généralisation de la souffrance au travail massivement répandue chez les salariés, vécue sur un mode individuel, qui va jusqu’à provoquer une vague de suicides au travail qui commence dès 2006, et culmine en 2008 – 2009 (38 suicides sur deux ans). Le PDG de France Télécoms, jamais avare de bons mots, parle d’une « mode des suicides » et l’un de ses collaborateurs, plus littéraire, d’un « effet Werther ».
Les syndicats cherchent comment se battre dans cette situation, ce n’est pas évident, il n’y a guère de « tradition ouvrière » en la matière. Dans certaines professions particulièrement touchées par le phénomène, comme la police par exemple (en France, un suicide par semaine, en moyenne, depuis des années), les syndicats préfèrent faire le silence, et fonder leur représentativité sur la cogestion des carrières. A France Télécoms, le syndicat Sud PTT et la CFE-CGC réagissent très vite. Premier objectif, connaître et faire connaître la réalité. Puisque la direction bloque le CHSCT et le rend impuissant, ils créent dès 2007 un « Observatoire du stress et des mobilités forcées », hors de portée des manœuvres de la direction, où tous les militants syndicaux de diverses appartenances peuvent se rejoindre, et qui dès sa création fait très largement appel à tout un panel de chercheurs, d’universitaires, de médecins. L’Observatoire recense très précisément, malgré de multiples obstacles, tous les suicides, discute avec les familles, et lance une enquête de masse sur la souffrance au travail dans l’entreprise, qui récolte plus de 30 000 réponses. Comment utiliser ces données, comment aller plus loin ? S’il ne semble toujours pas possible de mobiliser massivement les salariés pour bloquer l’entreprise en pleine restructuration, au beau milieu d’une crise financière mondiale, le syndicat Sud PTT a suffisamment alerté et l’opinion publique pour se sentir soutenu et il dépose une plainte en justice en 2009 contre les dirigeants de France Télécom pour « harcèlement moral institutionnel ». Bien sûr, la justice ne peut pas tout, personne n’a d’illusion là-dessus, mais cette plainte est un moyen de prolonger, d’élargir l’action. Et pour la première fois, la plainte vise non pas les contremaitres, les lampistes du harcèlement, mais les chefs, ceux qui mettent en place le système et donnent les ordres, sans jamais se mouiller eux-mêmes directement (Pendant le procès, les accusés répèteront à satiété qu’ils ne connaissent même pas les victimes dont on parle…) Avec un petit espoir de gagner, parce que le syndicalisme ne se nourrit pas de défaites, il doit gagner s’il veut ne pas disparaître.
Le procès a été admirablement mené par les parties civiles, 19 familles de suicidés ou de personnes gravement atteintes dans leur intégrité se sont jointes aux syndicats. Toute une kyrielle de « travailleurs intellectuels » se sont mobilisés pour assister aux séances, pendant deux mois, et écrire chaque jour un compte rendu de la séance de la veille. Ce sont ces comptes rendus qui composent aujourd’hui le volume « La Raison des plus forts ». Des points de vue très différents, des comptes rendus stimulants. Cette ouverture, cette diversité, cette volonté de créer une réflexion collective, de fabriquer de l’écho, de la résonnance, doivent être des traits marquants des luttes de demain, pour sortir des rigidités d’aujourd’hui. Et les conditions de travail seront un thème majeur de mobilisation, parce que, si elles posent la question du pouvoir dans l’entreprise, elles le font d’une façon extrêmement concrète, immédiate, vécue pour tous les travailleurs. Ce n’est sûrement pas un hasard si le pouvoir macronien, dans son entreprise de démolition du code du travail, a commencé par supprimer les comités hygiène et sécurité. Un immense chantier pour le monde de demain.