Carte Blanche
Raconter, c’est résister
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Souvent, dans des discussions, des tables rondes, ou des critiques, je suis qualifiée de “romancière engagée”, et je suis surprise, à chaque fois. Engagement, pour moi le mot est fort, un mot à respecter, j’entends lui garder tout son contenu et toute sa couleur. S’engager, pour moi, c’est entrer avec d’autres dans un combat collectif, pour des objectifs communs. C’est choisir les contraintes et les bonheurs de l’action collective, parce que l’on croit à sa nécessité et son efficacité pour changer le monde. Pendant vingt ans de ma vie, j’ai vécu cet engagement.
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J’étais adolescente pendant les premières années de la présidence du général de Gaulle, et les dernières années de la guerre d’Algérie. Je lisais beaucoup de romans. Mais je faisais plus confiance à l’Histoire pour essayer de comprendre comment on en était arrivé là, à l’oppression coloniale, aux massacres, à la torture, au coup d’Etat. Et je pressentais déjà que dans ces domaines, rien n’était simple. Le jour de mon entrée en fac, j’ai adhéré à l’Unef, le syndicat étudiant de l’époque, qui avait pris parti de façon ouverte pour l’indépendance de l’Algérie, ce que ne faisait aucun des grands partis politiques français, et qui menait sur ce mot d’ordre une lutte de masse. Puis j’ai adhéré, une année plus tard, à l’Union des Etudiants Communistes, qui était à la fois marxiste et en bagarre ouverte contre le PCF et l’orthodoxie soviétique. J’ai vécu cinq années extraordinaires, cinq années de batailles contre la guerre, contre l’Algérie Française et l’OAS, contre un parti communiste ossifié, pour la démocratisation des universités. Je n’ai guère mis les pieds dans les amphis de la Sorbonne, mais nous lisions fébrilement tous les grands textes marxistes, de Marx à Rosa Luxembourg en passant par Gramsci, les Italiens, les conseillistes. Ces textes n’étaient pas abstraits pour nous, nous y cherchions avidement des moyens de mieux comprendre notre monde et nos adversaires, pour agir de façon plus efficace. Les débats étaient perpétuels, passionnés, et nous y engagions notre vie, au quotidien. Chaque mot prononcé ou écrit avait un sens, il était destiné à devenir action. En même temps, nous avions le sentiment exaltant d’être dans l’Histoire en train de se faire. Les grandes luttes armées de libération nationale, les hommes d’action et les théoriciens qu’elles produisaient et que nous côtoyions avec respect semblaient nous ouvrir la porte d’un monde nouveau. Nous croyions à la puissance de l’analyse, de la raison et nous travaillions inlassablement à ajuster nos arguments et nos moyens d’action.
Je n’écrivais pas de romans.
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Puis il y eut Mai 68, un peu comme si brusquement les perspectives de changement social n’étaient plus seulement cantonnées dans le Tiers Monde, mais s’ouvraient pour nous aussi. J’ai pris très au sérieux tout ce que nous avions dit pendant la décennie des années 60. Refus des avant-gardes, luttes sociales de masses, importance des luttes ouvrières. Pendant ces années-là, j’étais engagée dans le syndicalisme, et à ce titre, j’ai participé à de nombreuses luttes ouvrières.
Je n’écrivais toujours pas de romans. Je n’en avais ni le temps ni l’envie.
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Puis vint la prise de conscience longue et douloureuse des années 80 : le monde avait changé, sans moi, contre moi. Le moment historique était passé, je ne me reconnaissais plus dans aucune des organisations syndicales ou politiques de cette période, il était temps pour moi de faire le bilan de ces vingt années. J’ai cessé d’être engagée. J’ai redécouvert le pouvoir de la littérature, j’ai commencé à écrire des romans. Sans rien renier de ce passé.
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Je suis parfaitement consciente de tout ce que mon travail de romancière doit à ces années d’engagement. J’ai gardé le même rapport aux mots, à la langue écrite ou parlée. Je les veux outils de communication, clairs et percutants. Et si j’ai perdu l’espoir d’agir, j’écris encore pour comprendre. Comprendre un événement, ou une séquence d’évènements. Comment la gauche française s’est-elle convertie au culte de l’argent ? Que s’est-il passé dans cette usine lorraine en feu ? Quelle est la raison de ce silence pesant sur les années de collaboration entre 1940 et 1944 ? Alors, je construis des histoires romanesques qui sont des machines cohérentes et articulées, comme mes raisonnements militants d’autrefois. Avec un plan rigoureux et organisé. Je me souviens de mon étonnement lorsqu’une de mes amies romancières me raconta qu’elle commençait à écrire un roman lorsqu’une phrase jaillissait un jour toute faite dans son esprit qui lui semblait sonner bien, puis elle avançait ensuite par associations d’idées et de sons, vers un dénouement qui la surprenait toujours. Je ne comprenais pas comment une telle démarche était possible. Pas d’erreur, je ne suis pas une littéraire.
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Dans un autre domaine de l’écriture, la mise en vie des personnages, je dois beaucoup à un journal assez unique en son genre qui s’appelait Les Cahiers de Mai entre 1969 et 1974. Nous voulions rendre compte des luttes sociales en train de se faire, de la façon la plus proche des acteurs eux-mêmes, faire circuler l’information et les échanges d’expériences entre les groupes ouvriers, horizontalement, sans passer par les filtres des directions syndicales, pour alimenter le débat et la réflexion à la base. Nous avons élaboré petit à petit nos méthodes de travail et d’intervention, en utilisant entre autres les textes théoriques des Italiens sur l’enquête ouvrière. Nous allions dans les entreprises à chaud, pendant les luttes, moments où la parole se libère plus facilement, nous réunissions des travailleurs de tous bords, et les faisions parler de leurs luttes en cours, en les poussant le plus loin possible par nos questions. Les premières phrases que prononçaient les travailleurs étaient souvent extrêmement convenues, elles exprimaient une sorte d’opinion moyenne, de “langue de bois des luttes”. Il fallait briser cette carapace, refuser le “prêt-à-penser”, faire ressortir les frustrations, les aspirations profondes, les rêves esquissés. Ce n’était pas facile, c’était même parfois violent. Puis nous rédigions un compte rendu de l’entretien collectif, et revenions, avant toute publication, le faire valider par nos interlocuteurs en groupe. Cette validation était une étape fascinante du processus. Parce qu’ils se reconnaissaient avec émotion dans le texte, et disaient souvent avec un demi-sourire qu’ils se trouvaient “plus intelligents qu’ils ne le pensaient”. Miracle du collectif.
Les Cahiers de Mai ont beaucoup circulé pendant cinq ans, et je crois qu’ils ont été utiles pendant un temps, celui des luttes sociales intenses de la fin des années 60 et du début des années 70.
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Cette expérience m’a appris à écouter. Ce qui n’est pas si facile. Cela implique beaucoup de respect, la conviction que chacun a quelque chose à dire, chacun a une histoire. Beaucoup d’attention aussi, aux inflexions de la voix, aux regards, aux mimiques, aux gestes, les corps parlent eux aussi. Et puis savoir écouter, c’est aussi ne pas être dupe. Ne pas prendre toute parole pour argent comptant. Il faut savoir forcer le passage, faire surgir une parole vivante. Quand on sait écouter, on sait écrire. En tout cas, je le crois. Une grande part du travail d’écriture me semble être dans cette attention à l’autre. Et aujourd’hui je m’inspire de mon expérience de ces années-là. Je traite mes personnages comme je traitais mes interlocuteurs dans les années 70. Avec respect, mais sans faiblesse. Tous des êtres humains, mes frères. Mais qu’ils aillent au bout, qu’ils crachent ce qu’ils ont dans les tripes. Avec empathie mais sans jamais m’apitoyer. La liberté de l’écrivain dans la création de ses personnages est la garantie de la liberté du lecteur. L’auteur ne le prend pas par la main pour lui montrer qui il doit aimer et soutenir, qui il doit haïr et exorciser. Chaque lecteur fait ses choix et réécrit le livre, en toute liberté. Difficilement compatible avec la notion d’engagement appliquée mécaniquement à la littérature.
En écrivant ces quelques lignes, je me suis soudain rappelé que le créateur des Cahiers de Mai, Daniel Anselme, était un romancier. J’avais occulté cette évidence.
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Et puis j’ai aussi été une historienne et une enseignante, la formation acquise à la lecture de Marx et de ses amis ayant très largement suffi pour me faire passer examens et concours universitaires, et c’est un métier que j’ai aimé. J’ai appris des historiens à manier la documentation. J’ai d’abord appris les vertus de la distance et de la hiérarchisation pour ne pas me noyer quand je plonge avec jubilation au milieu d’un fouillis de documents, sans savoir ce que je vais trouver, toute à la surprise des rencontres et des découvertes. Quand j’aborde un nouveau roman, avant d’écrire une ligne, je commence toujours par un travail de documentation, avec les mêmes techniques que les historiens, mais pas avec les mêmes objectifs. Je cherche à sélectionner quelques faits avérés, bien établis, et que j’estime significatifs de l’époque et du milieu que j’ai choisis de raconter. Ils seront les garants de la vraisemblance de mon roman. Leur sélection ne relève pas d’une démarche d’historienne, mais de romancière. Je ne la justifie que par mon intuition et mon envie. Si mes choix de départ sont pertinents, je peux ensuite laisser libre cours, sans contraintes, à mon imagination. Et petit à petit, je vois s’esquisser des silhouettes, j’entends s’échanger des bribes de dialogues. A ce moment-là, je sais que je suis assez imprégnée de mon sujet pour commencer à écrire.
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Et je me lance. Je raconte la société dans laquelle je vis, telle que je la comprends. Parce que, comme dit Sepulveda, “raconter, c’est résister”. Dans une grande solitude.
Dominique Manotti