Mieux comprendre la société d’aujourd’hui

Mieux comprendre la société d’aujourd’hui

Mieux comprendre la société d’aujourd’hui

J’ai publié cette tribune dans l’Humanité du jeudi 15 avril 2021.

La droite extrême de l’équipe Macron mène depuis plus d’un an une polémique violente contre toute réflexion, recherche, action sur le colonialisme et le racisme en France, au nom de l’universalisme républicain et de l’unité de la nation. On pouvait penser à une manœuvre pour ratisser des voix à droite aux élections de 2022. Mais un amendement vient d’être déposé au Sénat contre l’Unef qui, en organisant des groupes de parole pour ceux qui s’estiment en butte au racisme, « divise la République, fracture la nation ». Stupeur, il a été voté à l’unanimité. Et si le véritable objectif de cette polémique absurde était la dislocation d’une gauche sans boussole?

Retour vers le passé. La République que j’ai connue dans les années soixante appliquait une loi votée en 1920 in- terdisant l’avortement et la contraception, sous peine d’amendes et de prison. Tous les ans, pendant cinquante ans, des centaines de milliers de femmes ont avorté clan- destinement dans la souffrance et la peur, et des milliers en sont mortes. Ni les partis ni les syndicats ne s’en sont souciés. Pendant cinquante ans. Après Mai 1968, des femmes décident de se réunir entre elles, loin des hommes, pour parler de leurs problèmes, donner la parole aux premières concernées, pour faire surgir, imposer des pans entiers d’un réel occulté et mener leur combat. Ce fut le MLF, puis le Manifeste des 343 femmes qui disaient : « J’ai avorté. C’est interdit par la loi, je l’ai fait. Et alors ? » Elles ne sont pas restées isolées. Des médecins, hommes et femmes, les ont rejointes, ont déclaré qu’ils pratiquaient des avortements. La machine était lancée, le gouvernement a légalisé ce qu’il n’était plus capable d’interdire. La loi fut votée grâce aux voix de gauche. Sur ce point vital pour les femmes, le MLF a changé la société française. Aujourd’hui, des centaines de milliers d’immigrés et de Français sont assignés en permanence à leur couleur de peau, contrôlés, harcelés, discriminés, et tout le monde le sait. Ils en ont assez. Certains veulent se réunir entre eux, pour que les premiers concernés par le racisme ambiant puissent se parler, confronter, réfléchir, avan- cer. Il me semblait que, depuis 1970, tenir ce genre de réunion était un droit acquis, gagné de haute lutte par les femmes du MLF. Pas du tout. On leur répond : non, pour vous, pas possible. En évoquant le racisme dont vous seriez victime, donc la race, vous fractureriez la nation. Écoutez Xavier Bertrand : « La France n’est pas un pays raciste… La France est le pays des Lumières. L’identité nationale n’est pas négociable. » En d’autres termes : restez dehors , les racisés racistes. Joli tour de passe-passe. Déjà, en 1973, en pleine crise de meurtres racistes (cinquante en quelques mois sur la France entière), Pompidou déclarait : « La France n’est pas un pays raciste, donc il n’y a pas de crimes racistes. » De la République en marche à la droite extrême, on cherche à faire interdire ce type de réunion, pendant qu’Emmanuel Macron, lui, bien rodé, lance un grand débat de deux mois sur les discriminations en France (tiens, elles existent ?). Les discriminés pourront déposer un texte écrit dans une boîte à lettres, on ne pourra pas dire qu’on ne les a pas consultés, de toute façon les conclusions sont déjà rédigées.

Et la gauche continue à balbutier, sans même se rendre compte qu’elle désespère ceux qui attendaient encore quelque chose d’elle. Il faut écouter et comprendre ce que les « post-coloniaux » ont à dire, si l’on veut comprendre la France d’aujourd’hui.

 

L’heure bleue

L’heure bleue

L’heure bleue

Ce 13 avril 2021 j’étais invitée par Laure Adler dans son émission L’Heure bleue. J’étais invitée sous mes deux noms. Marie Noëlle Thibault est mon nom d’avant ma vie littéraire. Il abritait mes activités d’universitaire, de militante politique puis de militante syndicale. Dominique Manotti, écrivaine depuis 1995 est mon deuxième nom.
On peut écouter cet entretien sur le site de l’émission, L’Heure Bleue.
Ou ci-dessous.

L’actuel déferlement de haine contre l’UNEF me terrorise

L’actuel déferlement de haine contre l’UNEF me terrorise

L’actuel déferlement de haine contre l’UNEF me terrorise

J’ai signé, dans Le Monde daté du 26 mars 2021, une tribune sur les attaques insensées dont fait l’objet l’UNEF au sujet de l’organisation en son sein de réunions non-mixtes.
Cette tribune est signée de mon nom, Marie Noëlle Thibault, qui est celui que j’utilisais lorsque je militais à l’UNEF, puis à la CFDT.
Il est possible de lire cette tribune sur le journal et sur le site du Monde. Je la publie ci-dessous.

 

Le Monde -26 mars 2021

« Je ne peux m’empêcher de voir dans l’actuel déferlement de haine contre l’UNEF un vertigineux retour en arrière »

Marie-Noëlle Thibault, ancienne militante à la CFDT, évoque, dans une tribune au « Monde », ses souvenirs de réunions « non mixtes », qui suscitaient déjà, dans les années 1970, les critiques des syndicalistes, ces derniers accusant les femmes de briser l’unité de la classe ouvrière.

L’actuel déferlement de haine contre l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), parce que ce syndicat organise en son sein des réunions non mixtes, me terrorise. Séparatisme, racisme, fascisme, je ne peux m’empêcher d’y voir un vertigineux retour soixante ans en arrière. Pour me faire comprendre, je vais raconter très simplement quelques-unes de mes expériences de ces années-là.

Dans les années 1970-1980, le Mouvement de libération des femmes (MLF), organisation non mixte, est apparu dans la foulée de Mai 68, et a secoué fortement toutes les structures des partis politiques, extrême gauche comprise, très machiste, dans la tradition française – la politique est une affaire d’hommes. La lutte pour la contraception et le droit à l’avortement, déjà présente avant 1968, a pris, sous l’impulsion du MLF, une importance considérable dans toute la France, avec des pratiques « révolutionnaires », revendications publiques et pratiques médicales de l’avortement, en toute illégalité.

J’étais alors à la CFDT, fortement secouée par la lutte des femmes. Jeannette Laot, secrétaire générale adjointe de l’organisation, est devenue présidente du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), et le bureau national en a pris acte. Pas mal pour une organisation fortement marquée par la culture chrétienne.

Notre combat principal a été de créer des lieux où la parole des femmes travailleuses pourrait s’exprimer librement. Nous avons mis en place une commission « travailleuses » au niveau confédéral et des sessions de formation et d’échange non mixtes. Cela n’a pas été facile. Nous étions accusées de briser l’unité de la classe ouvrière, sans doute censée être incarnée dans l’organisation syndicale. C’était la version 1970 de l’actuelle accusation de séparatisme. Nous nous sommes battues et, parce que le MLF existait alors, nous avons gagné.

Nous « ramener à la raison »

Notre première session de formation non mixte me laisse un souvenir tragique et indélébile. Nous étions une trentaine de femmes. Trois d’entre elles avaient été envoyées par leurs structures hostiles à la « non-mixité » pour nous « ramener à la raison ».

Les travailleuses ont commencé à raconter leurs conditions de travail comme elles ne l’avaient encore jamais fait. Je raconte une seule expérience, celle des ouvrières d’une usine textile dans le Nord, à proximité d’un bassin minier. Elles étaient majoritairement des filles de mineurs. Dans l’entreprise, on les appelait les « culs noirs », parce que la mine et les mineurs sont sales et que, disaient les contremaîtres, les filles de mineurs ne portent pas de culotte. Quand une nouvelle ouvrière arrivait de la région minière, les contremaîtres jouaient à celui qui arriverait le premier à lever sa jupe pour vérifier si elle portait une culotte. En avaient-elles déjà parlé au syndicat ? Non, jamais. Pourquoi ? Parce qu’au syndicat ce sont des hommes, on n’oserait pas, ils ne comprendraient pas. Et puis les contremaîtres sont syndiqués.

Des anecdotes comme celle-là, il y en a eu des dizaines en quelques jours. La parole libérée, pour la première fois, entre femmes. Et puis, le quatrième jour, une des trois « envoyées spéciales contre la nonmixité » a pris la parole, elle a fondu en larmes et a raconté les gestes et les paroles sexistes des responsables syndicaux eux-mêmes, très majoritairement hommes dans cette branche où domine la main-d’œuvre féminine. Les mœurs dominantes dans la profession se retrouvaient à l’identique dans la structure syndicale. Nous étions toutes bouleversées de vivre ce moment, et j’y repense souvent.

Ces groupes de parole avaient-ils vocation à dorloter des victimes, à les conforter dans leur « victimisation » ? Absolument pas. Leur seul rôle était de permettre un passage à l’action ajusté à la réalité des rapports sociaux vécus. Quand le MLF (non mixte) a perdu en intensité, les commissions féminines syndicales ont décliné, le syndicalisme y a beaucoup perdu.

Alors, ne pas diviser la classe ouvrière ? Oui, mais comment ? En faisant taire ces femmes ? L’universalisme oui, mais lequel ? Celui qui consiste à faire taire les plus exploités, les plus écrasés, ou celui que l’on construit lentement, difficilement, à travers la confrontation des expériences pour trouver des avancées communes ?

Pas pareille la situation des travailleurs immigrés ? Mais si, bien sûr. J’ai écrit un roman sur une vague d’assassinats de travailleurs immigrés à Marseille et en France en 1973. Face à cette vague, qu’ont fait les syndicats ? Rien. Les morts n’étaient sans doute pas syndiqués. Le Mouvement des travailleurs arabes (MTA), créé cette année-là, a alors organisé une grève très suivie à La Ciotat, puis sur tout le département des Bouches-du-Rhône. La vague d’assassinats est retombée.

Dangereux sectaires

Mais les syndicats n’ont pas cherché le dialogue avec le MTA, on ne discute pas avec ceux qui menacent l’unité de la classe ouvrière. Une unité assez restreinte autour d’un noyau de travailleurs français (de nos jours, on dirait « blancs ») masculins…

Une flopée d’hommes politiques et de membres du gouvernement réclament à grands cris la dissolution de l’UNEF parce qu’elle organise, en son sein, des réunions ponctuelles non mixtes de femmes « non blanches ». Et alors ? Ils sont sans doute convaincus que ces femmes parleraient en toute tranquillité de leur sexualité (avec de multiples annexes, excisions, rapports familiaux, machisme, etc.) et des conséquences dans leur vie universitaire, comme de leurs problèmes éventuels de sexisme de la part de leurs enseignants blancs, mais M. Blanquer, qui sait tout, nous affirme que la couleur de la peau ne joue aucun rôle là-dedans.

Et nos hommes politiques préfèrent faire de multiples lois, contre la reconstitution de virginité par exemple, qui les affichent comme de grands défenseurs de la cause féminine, plutôt que de laisser la parole à celles qui s’estiment concernées et ont envie d’en parler.

Nos farouches défenseurs de l’universalisme naviguent dans l’air éthéré de l’abstraction et sont de dangereux sectaires. Revenez sur terre, avant de tout casser.

Le débat sur la police est ouvert. Profitons-en

Le débat sur la police est ouvert. Profitons-en

Le débat sur la police est ouvert. Profitons-en

Au cours de l’actuel débat sur la loi de « sécurité globale » je note une légère inflexion dans le vocabulaire employé par nos dirigeants politiques. Après avoir purement et simplement refusé le terme de violences policières et avoir parlé, dans le pire des cas, d’actes isolés de « brebis galeuses », des infiltrés en quelque sorte qui n’ont rien à faire dans le troupeau, ils parlent maintenant « d’actes d’une infime minorité ». On est passé des individus isolés aux petits groupes.

Il faudra qu’ils aillent beaucoup plus loin dans l’analyse du phénomène. J’ai longuement enseigné dans le 93, et je sais d’expérience que les violences policières y ont une longue histoire. J’ai écrit en 2010 un roman Bien connu des services de police, inspiré d’une bavure policière des années 2002–2003 dans laquelle j’avais tenté, avec d’autres militants de porter assistance à des victimes, accusées de violences contre les forces de l’ordre. Échec. Je feuillète ce roman aujourd’hui, et j’y retrouve déjà (presque) toutes les composantes de la « bavure » classique. Au départ, contrôle d’identité de « non blancs » (terme utilisé faute de mieux) inutile, violences gratuites et plus ou moins jouissives, incompétence brouillonne à trois sur un seul « suspect », formation lacunaire, élaboration collective de faux rapports, puis de faux témoignages en justice. Et ce dont les syndicats de police ne nous parlent guère, profond malaise d’un policier pris dans cette mécanique collective sans l’avoir vraiment voulu qui le conduit jusqu’au suicide. Cette histoire n’est pas un cas unique, c’est plutôt une sorte de schéma reproduit un grand nombre de fois dans ce département du 93, dans une indifférence quasi générale de la société dans son ensemble.

Autre « bavure » à laquelle je me suis intéressée de près, « l’affaire Théo », ce jeune homme noir contrôlé en 2017 par une BST (brigade spécialisée de terrain) à Aulnay-sous-Bois, dans le 93. Contrôle de routine, à la fin duquel Théo est transporté à l’hôpital avec une perforation de l’anus et de l’intestin sur dix centimètres de profondeur, et quelques autres « contusions ». Opéré en urgence, il s’en sort avec une invalidité à vie. La Défenseuse des Droits a rendu la semaine dernière son rapport, après trois ans d’enquête. Elle relève de multiples irrégularités commises par les policiers de la BST. Présence dans leur véhicule d’armes dites « intermédiaires » (LBD, grenades lacrymogènes et de désenclavement) totalement inappropriées, et pour lesquelles ils n’ont pas d’habilitation. Utilisation abusive d’une grenade contre un témoin isolé des faits. Matraquage ultra violent d’un jeune homme isolé, maniement dangereux d’une matraque télescopique (une matraque violeuse…). Un mélange d’incompétence professionnelle et de violence brouillonne de jeunes mâles surexcités. Elle note ensuite que les trois agents n’ont pas fait de rapport sur leur utilisation des « armes intermédiaires », ce qui, en principe est obligatoire. Réponse des intéressés : « Ces armes sont d’un usage courant dans le 93. S’il fallait faire des rapports à chaque fois… ». Réponse dont il convient de souligner la sincérité. Et la petite brigade a produit un faux rapport sur le déroulement du contrôle de Théo.

Prenons maintenant le tabassage de Michel, le producteur de musique, samedi  21 novembre 2020. Même type de brigade (les BST s’appellent maintenant BTC, Brigade territoriale de contact. Sens de l’humour ?), même violence, même matraque télescopique, même grenade lacrymogène, même incompétence brouillonne, même victime non blanche, et même faux témoignage. Mêmes schémas d’interventions bien rôdés dans les deux cas, qui ont retenu l’attention, l’un à cause du caractère et de la gravité de la blessure, l’autre grâce aux images d’une caméra de surveillance. Il en existe bien d’autres, dont le déroulement est identique, et qui, en l’absence d’images, et parce que la parole des policiers, fonctionnaires assermentés, pèse lourd, se terminent par l’inculpation des victimes pour outrage et rébellion.

Il faut donc réfléchir aux causes qui, dans le fonctionnement de l’institution, produisent de tels faits à répétition.

Pour moi, comme pour beaucoup d’observateurs, la première cause est la garantie d’impunité. La hiérarchie, l’IGPN couvrent systématiquement. Dans « l’affaire Théo », il y aura un procès en assises compte tenu de l’existence d’une invalidité permanente chez la victime. Le crime de viol n’a pour l’instant pas été retenu. Nous verrons si le rapport de la Défenseuse des droits sera pris en compte par la justice. Jusqu’à maintenant, les recommandations du Défenseur des droits n’ont jamais été prises en compte, ni par l’institution policière ni par la justice. Mais il y a déjà eu, tout de suite après les faits, en 2017, une enquête administrative demandée par la hiérarchie à l’IGPN, qui a conclu en deux jours que tout allait bien, et la hiérarchie a donné à l’équipe de policiers un avertissement, la plus faible des sanctions administratives qui n’entraine aucune conséquence professionnelle.

Allons plus loin. La Défenseuse des Droits dans son rapport sur l’affaire Théo met en cause le commissaire de police du commissariat d’Aulnay pour n’avoir pris aucune précaution pour empêcher les trois policiers impliqués de se concerter pour fabriquer leur faux rapport. On peut s’interroger aussi sur la façon dont il encadrait ses équipes sur le terrain, contrôle des armements, absence de rapports etc…  Or ce commissaire n’est pas un inconnu. En 2004, à peine sorti de l’école nationale des commissaires, il est nommé dans le 19° arrondissement de Paris, responsable des BAC. Une nuit, il accompagne une de ses brigades sur le terrain (il aime ça), et assiste sans tenter d’arrêter la mécanique, à une arrestation d’un automobiliste en infraction au code de la route, qui de fil en aiguille, si je puis dire, se retrouve avec le cul nu et un enjoliveur entre les fesses (je n’invente rien). L’automobiliste portera plainte ensuite. L’affaire passe en justice en 2008. Le commissaire couvre ses hommes, et se retrouve condamné à un an de prison avec sursis, et une interdiction d’exercer son métier pendant un an, pour « abstention volontaire d’empêcher un crime ou un délit en train de se commettre ». Son interdiction d’exercer est mise en œuvre, avec des aménagements financiers qui lui assurent son salaire. Puis il est réintégré, et dans la foulée il est promu commissaire divisionnaire à 38 ans, ce qui est une très belle promotion. Bien plus, peu après, il devient le patron du commissariat d’Aulnay-sous-Bois, dans le 93. La hiérarchie et les syndicats, qui cogèrent les promotions-mutations, estiment donc qu’il a le profil idéal (apprécié des policiers de base, capable de les couvrir face à la justice, peu regardant sur la déontologie) pour exercer dans une banlieue difficile où il convient d’appliquer des méthodes de force. Et ce n’est pas fini. Après Aulnay et l’affaire Théo, ce commissaire se retrouve au commissariat d’Asnières. Toujours « meneur d’homme », il accompagne une de ses brigades de nuit dans une ronde sur les bords de Seine en avril 2020, quand celle-ci course un immigré, qui tombe à l’eau. Les policiers se paient une tranche de franche rigolade. « Les bicots ne savent pas nager… un bicot, ça coule… lui mettre des pierres au pied, pour voir… » avant de le repêcher, l’arrêter, et peut être de le tabasser dans le car (bruits suspects). Que nous dit l’histoire de ce commissaire ? Sa promotion, ses affectations successives, cogérées par la hiérarchie et les syndicats de police, signifient un choix conscient, délibéré d’une police de force menée par des hommes à poigne, dont on sait qu’elle entraine des bavures à répétition. Il est donc nécessaire d’assurer l’impunité, pour préserver la cohésion de l’institution.

Les syndicats de police répètent en boucle que la police est le corps de fonctionnaires le plus contrôlé par leur instance interne de contrôle, l’IGPN. C’est un argument de façade, auquel eux-mêmes ne croient pas. Il est vrai que l’IGPN ne laisse pas passer et sanctionne les délits « ordinaires », du type vols, violences conjugales, ou autres délits de droit commun. Mais elle n’a pas un rôle de sanction mais de protection des policiers dans leurs rapports avec la population dans l’exercice de leur profession, elle les couvre et ils le savent. C’est un élément central dans le fonctionnement actuel de la police. D’où son hostilité à toute participation extérieure au corps dans l’IGPN.

Résultat d’une politique qui définit la liberté par l’autorité et la sécurité, la police est pourrie de l’intérieur, elle traverse une crise profonde dont aucun gadget technologique (drones, caméras…) ne pourra la guérir. Il faut débattre de sa fonction, de ses rapports au pouvoir et aux citoyens dans une société démocratique. Le débat commence à s’ouvrir, grâce aux images. Et aussi parce que la dernière bavure a lieu dans les beaux quartiers parisiens, et frappe un producteur de musique, pas un employé de McDo. Il faut s’engouffrer dedans, il est plus que temps.

 

Nuit européenne des chercheurs : Petits secrets, grands crimes

Nuit européenne des chercheurs : Petits secrets, grands crimes

Nuit européenne des chercheurs : Petits secrets, grands crimes

Dans la nuit du 27 au 28 novembre 2020, s’est tenue « La nuit européenne des chercheurs », sur le thème des « petits secrets nocturnes ». A l’Université de Limoges, un groupe de chercheurs travaille depuis plusieurs années sur le polar comme forme majeure de la fiction contemporaine, et ce groupe fonctionne maintenant depuis quelques mois à l’échelle européenne. Il a donc organisé, à l’occasion de cette nuit des chercheurs, deux rencontres :  Natacha Levet, de l’université de Limoges discute avec Serge Quadruppani; puis Caïus Dobrescu, Université de Bucarest, m’interroge sur ma vision du polar, et du polar européen.
Des textes choisis par les deux auteurs ont été enregistrés par la compagnie de la Friche. Les enregistrements sont disponibles en cliquant sur les liens ci-dessous.

Textes présentés par Serge Quaduppani :

Textes que j’ai présentés :

Marseille 73 a été traduit en allemand

Marseille 73 a été traduit en allemand

Marseille 73 a été traduit en allemand

Marseille 73 a été traduit en allemand par Iris Konopik et publié chez Ariadne (Argument Verlag). Novembre 2020.

Le Ravi : ce passé colonial qui ne passe pas

Le Ravi : ce passé colonial qui ne passe pas

Le Ravi : ce passé colonial qui ne passe pas

Le Ravi est un “mensuel pas pareil, enquête et satire en région PACA. Le Ravi pratique un journalisme d’investigation et se donne un devoir d’irrévérence“. Je le lis régulièrement. Et je lui ai accordé une interview à l’occasion de la sortie de  Marseille 73.
On peut le lire et l’écouter en cliquant ICI

Festival de Frontignan : ma participation

Festival de Frontignan : ma participation

Festival de Frontignan : ma participation

Covid oblige, le Festival international du roman noir n’a pu se tenir comme à l’accoutumée. Il a été décalé en cette fin d’été 2020, du 11 au 13 septembre, et n’a pu accueillir tous les auteurs à Frontignan.  Ainsi une grande partie des auteurs ont été soumis à la question et lisent un extrait de leur dernier livre.
Trois questions :

♦ Quels sont les événements ou les rencontres à l’origine de votre roman ?
♦ Comment résonne dans votre livre et en vous, « Résistance(s) ! résilience ? », le thème 2020 du FIRN ?
♦ Le roman noir suffira-t-il à sauver le monde ?

Ci-dessous mes réponses, de même que ma lecture d’un extrait de Marseille 73.

 

 

Trois questions

Lecture

Marseille, de 1973 à aujourd’hui, une histoire locale du racisme

Marseille, de 1973 à aujourd’hui, une histoire locale du racisme

Marseille, de 1973 à aujourd’hui, une histoire locale du racisme

Union Urbaine est une association montpelliéraine des cultures urbaines qui produit des documentaires (sur le futsal entre autres), des reportages, des vidéos, qui anime des entretiens et des ateliers de formation. Elle a organisé en juillet dernier une rencontre – discussion autour de Marseille 73 avec Kevin Vacher, un jeune trentenaire sociologue, membre de collectifs militants dans les quartiers populaires de Marseille, et moi, la romancière septuagénaire. Deux heures et demie de discussion dont Union Urbaine a sorti sept podcasts de dix à vingt minutes chacun.







J’ai beaucoup aimé cette rencontre, dont je choisis de sortir un thème central. Celui du rapport entre nos deux générations. La mienne s’ancre dans la guerre d’Algérie, la défaite du colonialisme français comme un moment phare du vaste mouvement de libération des peuples des années 60. Une génération qui, après bien des combats, et bien des succès, a finalement été défaite dans les années 80, avec le triomphe de Reagan et le trompe l’œil mitterrandien. Et elle n’a pas su transmettre son héritage dit Kevin Vacher : sa génération à lui n’a ni événement fondateur ni patrimoine sur lesquels s’appuyer, et cherche à tâtons. Mais peut-on transmettre quand on perd ? Peut-on transmettre quand aucun courant politique stable ne prend en charge l’héritage ?

Au cours de la discussion, nous notons à quel point la situation est différente pour l’extrême droite française. La vieille extrême droite antisémite est mise en veilleuse. Celle qui nait de la guerre d’Algérie s’ancre sur la négation de la défaite, la haine de l’ennemi arabe, l’héritage de l’OAS, et la culture de la masse des Pieds Noirs déracinés de retour d’Algérie. Le Front National est créé en 1972 sur ce patrimoine, il le fait suffisamment prospérer depuis pour parvenir à le transmettre d’une génération à l’autre.

Ce thème n’est bien sûr pas le seul que nous ayons abordé. Mais c’est celui que j’ai choisi de retenir pour présenter ce débat, parce qu’il dit fort ce qu’est Marseille 73, un récit pour faire le lien, par delà les défaites, avec les tâtonnements et les espoirs d’aujourd’hui.

Raconter, c’est résister

Raconter, c’est résister

Raconter, c’est résister

 

Le Festival international du roman noir (FIRN) de Frontignan n’aura pas lieu cette année. Ni à la date traditionnelle (juin) ni en septembre, comme il avait été un temps envisagé. Dommage ! Frontignan est un lieu de vraies rencontres, de vraies discussions.
Mais tout n’est pas perdu. Les animateurs du festival ont demandé aux auteurs invités de leur communiquer de courtes interventions sur le thème retenu cette année : “Résistance(s) // Résilience”.
L’occasion pour moi de publier ce texte de 2015, que j’avais écrit pour la Revue critique de fixxion française contemporaine, et que je n’avais pas publiée sur ce site.
Le voici

Carte Blanche

Raconter, c’est résister

 

1

Souvent, dans des discussions, des tables rondes, ou des critiques, je suis qualifiée de “romancière engagée”, et je suis surprise, à chaque fois. Engagement, pour moi le mot est fort, un mot à respecter, j’entends lui garder tout son contenu et toute sa couleur. S’engager, pour moi, c’est entrer avec d’autres dans un combat collectif, pour des objectifs communs. C’est choisir les contraintes et les bonheurs de l’action collective, parce que l’on croit à sa nécessité et son efficacité pour changer le monde. Pendant vingt ans de ma vie, j’ai vécu cet engagement.

2

J’étais adolescente pendant les premières années de la présidence du général de Gaulle, et les dernières années de la guerre d’Algérie. Je lisais beaucoup de romans. Mais je faisais plus confiance à l’Histoire pour essayer de comprendre comment on en était arrivé là, à l’oppression coloniale, aux massacres, à la torture, au coup d’Etat. Et je pressentais déjà que dans ces domaines, rien n’était simple. Le jour de mon entrée en fac, j’ai adhéré à l’Unef, le syndicat étudiant de l’époque, qui avait pris parti de façon ouverte pour l’indépendance de l’Algérie, ce que ne faisait aucun des grands partis politiques français, et qui menait sur ce mot d’ordre une lutte de masse. Puis j’ai adhéré, une année plus tard, à l’Union des Etudiants Communistes, qui était à la fois marxiste et en bagarre ouverte contre le PCF et l’orthodoxie soviétique. J’ai vécu cinq années extraordinaires, cinq années de batailles contre la guerre, contre l’Algérie Française et l’OAS, contre un parti communiste ossifié, pour la démocratisation des universités. Je n’ai guère mis les pieds dans les amphis de la Sorbonne, mais nous lisions fébrilement tous les grands textes marxistes, de Marx à Rosa Luxembourg en passant par Gramsci, les Italiens, les conseillistes. Ces textes n’étaient pas abstraits pour nous, nous y cherchions avidement des moyens de mieux comprendre notre monde et nos adversaires, pour agir de façon plus efficace. Les débats étaient perpétuels, passionnés, et nous y engagions notre vie, au quotidien. Chaque mot prononcé ou écrit avait un sens, il était destiné à devenir action. En même temps, nous avions le sentiment exaltant d’être dans l’Histoire en train de se faire. Les grandes luttes armées de libération nationale, les hommes d’action et les théoriciens qu’elles produisaient et que nous côtoyions avec respect semblaient nous ouvrir la porte d’un monde nouveau. Nous croyions à la puissance de l’analyse, de la raison et nous travaillions inlassablement à ajuster nos arguments et nos moyens d’action.

Je n’écrivais pas de romans.

3

Puis il y eut Mai 68, un peu comme si brusquement les perspectives de changement social n’étaient plus seulement cantonnées dans le Tiers Monde, mais s’ouvraient pour nous aussi. J’ai pris très au sérieux tout ce que nous avions dit pendant la décennie des années 60. Refus des avant-gardes, luttes sociales de masses, importance des luttes ouvrières. Pendant ces années-là, j’étais engagée dans le syndicalisme, et à ce titre, j’ai participé à de nombreuses luttes ouvrières.

Je n’écrivais toujours pas de romans. Je n’en avais ni le temps ni l’envie.

4

Puis vint la prise de conscience longue et douloureuse des années 80 : le monde avait changé, sans moi, contre moi. Le moment historique était passé, je ne me reconnaissais plus dans aucune des organisations syndicales ou politiques de cette période, il était temps pour moi de faire le bilan de ces vingt années. J’ai cessé d’être engagée. J’ai redécouvert le pouvoir de la littérature, j’ai commencé à écrire des romans. Sans rien renier de ce passé.

5

Je suis parfaitement consciente de tout ce que mon travail de romancière doit à ces années d’engagement. J’ai gardé le même rapport aux mots, à la langue écrite ou parlée. Je les veux outils de communication, clairs et percutants. Et si j’ai perdu l’espoir d’agir, j’écris encore pour comprendre. Comprendre un événement, ou une séquence d’évènements. Comment la gauche française s’est-elle convertie au culte de l’argent ? Que s’est-il passé dans cette usine lorraine en feu ? Quelle est la raison de ce silence pesant sur les années de collaboration entre 1940 et 1944 ? Alors, je construis des histoires romanesques qui sont des machines cohérentes et articulées, comme mes raisonnements militants d’autrefois. Avec un plan rigoureux et organisé. Je me souviens de mon étonnement lorsqu’une de mes amies romancières me raconta qu’elle commençait à écrire un roman lorsqu’une phrase jaillissait un jour toute faite dans son esprit qui lui semblait sonner bien, puis elle avançait ensuite par associations d’idées et de sons, vers un dénouement qui la surprenait toujours. Je ne comprenais pas comment une telle démarche était possible. Pas d’erreur, je ne suis pas une littéraire.

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Dans un autre domaine de l’écriture, la mise en vie des personnages, je dois beaucoup à un journal assez unique en son genre qui s’appelait Les Cahiers de Mai entre 1969 et 1974. Nous voulions rendre compte des luttes sociales en train de se faire, de la façon la plus proche des acteurs eux-mêmes, faire circuler l’information et les échanges d’expériences entre les groupes ouvriers, horizontalement, sans passer par les filtres des directions syndicales, pour alimenter le débat et la réflexion à la base. Nous avons élaboré petit à petit nos méthodes de travail et d’intervention, en utilisant entre autres les textes théoriques des Italiens sur l’enquête ouvrière. Nous allions dans les entreprises à chaud, pendant les luttes, moments où la parole se libère plus facilement, nous réunissions des travailleurs de tous bords, et les faisions parler de leurs luttes en cours, en les poussant le plus loin possible par nos questions. Les premières phrases que prononçaient les travailleurs étaient souvent extrêmement convenues, elles exprimaient une sorte d’opinion moyenne, de “langue de bois des luttes”. Il fallait briser cette carapace, refuser le “prêt-à-penser”, faire ressortir les frustrations, les aspirations profondes, les rêves esquissés. Ce n’était pas facile, c’était même parfois violent. Puis nous rédigions un compte rendu de l’entretien collectif, et revenions, avant toute publication, le faire valider par nos interlocuteurs en groupe. Cette validation était une étape fascinante du processus. Parce qu’ils se reconnaissaient avec émotion dans le texte, et disaient souvent avec un demi-sourire qu’ils se trouvaient “plus intelligents qu’ils ne le pensaient”. Miracle du collectif.

Les Cahiers de Mai ont beaucoup circulé pendant cinq ans, et je crois qu’ils ont été utiles pendant un temps, celui des luttes sociales intenses de la fin des années 60 et du début des années 70.

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Cette expérience m’a appris à écouter. Ce qui n’est pas si facile. Cela implique beaucoup de respect, la conviction que chacun a quelque chose à dire, chacun a une histoire. Beaucoup d’attention aussi, aux inflexions de la voix, aux regards, aux mimiques, aux gestes, les corps parlent eux aussi. Et puis savoir écouter, c’est aussi ne pas être dupe. Ne pas prendre toute parole pour argent comptant. Il faut savoir forcer le passage, faire surgir une parole vivante. Quand on sait écouter, on sait écrire. En tout cas, je le crois. Une grande part du travail d’écriture me semble être dans cette attention à l’autre. Et aujourd’hui je m’inspire de mon expérience de ces années-là. Je traite mes personnages comme je traitais mes interlocuteurs dans les années 70. Avec respect, mais sans faiblesse. Tous des êtres humains, mes frères. Mais qu’ils aillent au bout, qu’ils crachent ce qu’ils ont dans les tripes. Avec empathie mais sans jamais m’apitoyer. La liberté de l’écrivain dans la création de ses personnages est la garantie de la liberté du lecteur. L’auteur ne le prend pas par la main pour lui montrer qui il doit aimer et soutenir, qui il doit haïr et exorciser. Chaque lecteur fait ses choix et réécrit le livre, en toute liberté. Difficilement compatible avec la notion d’engagement appliquée mécaniquement à la littérature.

En écrivant ces quelques lignes, je me suis soudain rappelé que le créateur des Cahiers de Mai, Daniel Anselme, était un romancier. J’avais occulté cette évidence.

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Et puis j’ai aussi été une historienne et une enseignante, la formation acquise à la lecture de Marx et de ses amis ayant très largement suffi pour me faire passer examens et concours universitaires, et c’est un métier que j’ai aimé. J’ai appris des historiens à manier la documentation. J’ai d’abord appris les vertus de la distance et de la hiérarchisation pour ne pas me noyer quand je plonge avec jubilation au milieu d’un fouillis de documents, sans savoir ce que je vais trouver, toute à la surprise des rencontres et des découvertes. Quand j’aborde un nouveau roman, avant d’écrire une ligne, je commence toujours par un travail de documentation, avec les mêmes techniques que les historiens, mais pas avec les mêmes objectifs. Je cherche à sélectionner quelques faits avérés, bien établis, et que j’estime significatifs de l’époque et du milieu que j’ai choisis de raconter. Ils seront les garants de la vraisemblance de mon roman. Leur sélection ne relève pas d’une démarche d’historienne, mais de romancière. Je ne la justifie que par mon intuition et mon envie. Si mes choix de départ sont pertinents, je peux ensuite laisser libre cours, sans contraintes, à mon imagination. Et petit à petit, je vois s’esquisser des silhouettes, j’entends s’échanger des bribes de dialogues. A ce moment-là, je sais que je suis assez imprégnée de mon sujet pour commencer à écrire.

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Et je me lance. Je raconte la société dans laquelle je vis, telle que je la comprends. Parce que, comme dit Sepulveda, “raconter, c’est résister”. Dans une grande solitude.

Dominique Manotti