« Si Didier Lombard est condamné, personne ne voudra plus diriger une grande entreprise. »
Chiche ?
Vendredi 1er juillet s’est tenue, au Palais de Justice de Paris, la dernière séance du procès en appel de France Télécoms, nous avons entendu les plaidoiries des trois avocats de Didier Lombard, l’ancien PDG de France Télécoms, puis la parole a été donnée pour quelques derniers mots aux deux accusés, Didier Lombard et Louis-Pierre Wenès. Le jugement sera prononcé le 30 septembre prochain.
Quelques notes et impressions totalement subjectives.
Très belle salle d’audience, décorée style Troisième République, hauts plafonds, chaleur étouffante et sièges inconfortables. La matinée commence mal. Plaidoirie de M° Veil un « ténor du barreau ». Une voix bien posée, une élocution lente, coupée de multiples petits temps de suspension. Objectif probable : faire solennel. Résultat, éloquence plus vieillotte que solennelle. Argument central : Didier Lombard n’est coupable de rien, le responsable, le coupable c’est l’actionnaire, c’est l’État. Ou comment disculper d’un coup non seulement son client, mais tous les patrons de toutes les entreprises par actions. Une fois posé ce pivot central, Maitre Veil n’hésite pas à faire quelques détours, il passe par la guerre en Ukraine, Trump, Poutine, l’Europe, Biden. Et même, dans une envolée surréaliste, à comparer Didier Lombard à… Bonaparte franchissant le Pont d’Arcole sous la mitraille. Pour vaincre, il doit passer de l’autre côté du fleuve au péril de sa vie. Didier Lombard, lui, doit franchit la crise du déficit de la Maison France Télécoms sous la mitraille de la critique qui l’assaille de toutes parts au péril de… la vie de ses employés ?
M° Veil se veut plus sobre dans ses conclusions. Relaxe pour Didier Lombard, car, prenez garde, « si Didier Lombard est condamné, personne ne voudra plus diriger une grande entreprise. »
Chiche ?
La deuxième avocate est plus besogneuse. On a bien droit à deux vers de Prévert en guise de mise en bouche, mais Prévert, à côté du Pont d’Arcole… Elle s’attache à démontrer qu’il n’existe pas, dans le dossier de l’accusation, de preuves écrites contre Didier Lombard, donc qu’il ne peut être condamné. Pas de preuves écrites que Didier Lombard ait donné à ses cadres l’ordre de commettre des faits de harcèlement intentionnel contre des individus particuliers sous leurs ordres. Ce que le public, qui connaît un peu la vie des entreprises, admet facilement. Et ce qui n’est pas l’enjeu du procès qui vise justement à sortir de cette définition juridique restrictive du harcèlement moral en entreprise. D’ailleurs, poursuit elle, Monsieur Lombard n’est pas souvent en France, il n’écrit pas souvent, ne sait pas vraiment ce qui se passe dans son entreprise… Elle évite soigneusement les sujets intéressants, comme par exemple le fait que les primes de bon nombre de cadres intermédiaires sont indexées sur le nombre de licenciements qu’ils ont réalisés dans leurs services.
Avec la chaleur, la somnolence gagne l’assemblée et la pause est bien venue.
Après la pause, le troisième avocat de la défense de Didier Lombard s’attaque à ce qui constitue le cœur de ce procès. Il est temps. Une stratégie d’entreprise peut-elle être constitutive de harcèlement moral, comme l’a soutenu l’avocat général dans son réquisitoire, en s’appuyant sur le jugement rendu en 2019 au premier procès France Télécoms qui introduit, d’après lui, une jurisprudence nouvelle sur le harcèlement moral, institutionnel, systémique, et non plus seulement individuel, interpersonnel. L’avocat réfute la notion même, réfute également le fait que le jugement de 2019 constitue une jurisprudence. Et gagner contre Didier Lombard et ses avocats sur ce point constitue bien le cœur de ce procès, parce que cette nouvelle définition, si elle est confortée, ouvre un nouveau terrain d’intervention, de lutte aux syndicats, dans le domaine des conditions de travail et du pouvoir dans l’entreprise, une bouffée d’oxygène dont ils ont bien besoin, ces jours-ci, ils ne sont pas au mieux de leur forme. D’où l’importance de ce procès qu’ils ont su mener de façon exemplaire.
Après une nouvelle demande de relaxe, la parole aux deux accusés. L’un et l’autre vont rappeler à quel point ils sont sensibles aux malheurs des salariés de leur entreprise, sans lésiner sur les moyens. L’un et l’autre, dans deux courtes prises de parole, ont la voix qui se brise, les yeux qui se mouillent lorsqu’ils évoquent les témoignages des victimes qu’ils ont entendus au cours des deux procès. Attitudes que, pour ma part, je trouve convenues.
Intervention au festival Treviso giallo
Intervention au festival Treviso giallo
Je reviens du Festival de Trévise, belle ville italienne, dont le thème central était : Les crimes économiques. Ce festival se donne comme objectif de faire dialoguer, tout au long de ses tables rondes, des auteurs de « noir » et des « professionnels », enseignants chercheurs, policiers, juges etc… Pour ma part, j’ai dialogué le 9 septembre dernier avec Pierluigi Granata, criminologue, spécialiste de la criminalité économique, et ce fut une très belle rencontre. La ligne de travail de ce Festival mériterait , à mon sens, d’être reprise de ce côté des Alpes.
Le festival m’avait demandé un article introductif sur le thème du Noir et de l’économie. Celui a été publié dans le quotidien il manifesto. On peut le trouver ici.
Et voici ci-dessous mon texte en français.
Intervention au festival Treviso giallo
Le noir de l’économie
Je suis venue à l’écriture romanesque à l’âge de cinquante ans, sur le tard. J’ai derrière moi toute une carrière de recherche et d’enseignement en histoire économique contemporaine à l’université. Et évidemment, la très longue pratique de cette discipline m’a profondément marquée, a forgé mes outils de travail. Quand je ne suis plus parvenue à trouver ma place politique et militante dans la France du grand tournant néolibéral des années 80, j’ai redécouvert la puissance de la littérature, et j’ai eu envie de raconter des morceaux de vie de ma génération.
Une évidence s’imposait : mon premier roman devait raconter les six mois de conflit social auquel j’avais participé dans la Confection dans le quartier du Sentier à Paris en 1980, parce que c’était mon expérience syndicale la plus riche d’émotions, d’aventures et d’humanité. Et ce combat n’avait laissé pratiquement aucune trace dans l’histoire syndicale officielle. Je me suis mise au travail, je racontais ce que j’avais vu et vécu pendant six mois : toute une branche économique importante pour l’économie française, la production du prêt à porter, 11000 travailleurs, éparpillés en un millier de petits ateliers dans le centre de Paris, un secteur dans sa totalité hors la loi : tous les ouvriers étaient des travailleurs immigrés sans papiers, donc aucune application du Code du travail, mais structuration interne de la branche très stricte qui permettait aux entreprises d’échapper au versement des cotisations sociales, et de pratiquer l’évasion fiscale à grande échelle. Tout le monde le savait, des policiers du quartier aux donneurs d’ordre de la haute couture, et détournait les yeux. Au fur et à mesure que je construisais mon roman, le Sentier prenait forme : hors la loi, mais couvert par les entreprises et les institutions légales, hors la loi, mais avec sa propre loi et la faisant respecter, un milieu violent, mais avec une forte cohésion humaine. Le Sentier, dans son ensemble, était un vrai personnage de roman noir, ce roman qui raconte le crime comme un rouage permanent et intégré de la société, pas comme une série d’actes individuels que l’on peut punir et « éliminer ». Le roman noir m’a choisie, plus que je ne l’ai choisi.
J’ai continué par la suite à m’intéresser à la criminalité économique, qu’on retrouve en toile de fond de plusieurs de mes romans. Et j’ai beaucoup appris. J’ai multiplié interviews, rencontres dans le milieu des entreprises. Premier constat : comme la recherche du profit est la clé de la décision managériale, que le moyen d’y parvenir soit légal ou non n’a pas grande importance en soi, c’est un risque comme un autre qu’il faut calculer sans se tromper. Même raisonnement pour les divers systèmes de régulation qui existent dans les sociétés avancées : normes environnementales, sanitaires etc… Je ne m’attendais pas à cette franchise brutale.
Si ces contournements de la légalité peuvent être dans de nombreux cas assumés par les entreprises seules, quand ils prennent de l’ampleur et tendent à se répéter, le crime organisé peut offrir des moyens relativement sécurisés et à bas coût de contourner la loi, et la collaboration avec le crime organisé devient pour l’entreprise un moyen d’améliorer le calcul risques. Dans la société française, ces collaborations criminelles ont été fréquentes autour de l’empire colonial et ex-colonial.
Est-ce l’habitude prise au cours de ces contacts ? Les grands patrons ont souvent une forte tendance à considérer que les lois sont faites pour les voleurs de rue, pas pour eux, conviction qu’ils partagent avec quelques-uns de nos hommes politiques.
Les liens entre grandes entreprises et crime organisé sont encore plus étroits dans le domaine du blanchiment d’argent. L’expression même de paradis fiscal est magnifiquement imagée… L’argent noir du crime et l’argent gris des particuliers et des entreprises viennent faire affaire ensemble et ressortir tout blancs, prêts à de nouvelles aventures. Un récent rapport de la CIA estimait à trente à quarante pour cent de la masse monétaire mondiale la masse monétaire qui passe par les paradis fiscaux. Objectif : assécher les États ?
Une dernière remarque sur ce sujet. Dans le monde de la mondialisation galopante et de l’uniformisation culturelle, la grande criminalité reste l’un des piliers de la « spécificité des cultures nationales ». Les mafias américaines ne sont pas les mafias italiennes, ni les unes ni les autres ne sont les triades chinoises etc… Les auteurs de romans noirs ont raison de fuir les stéréotypes venus de l’étranger et de se battre au corps à corps avec la réalité des pays qu’ils racontent, au plus près du réel.
Enfin, en guise de conclusion, une remarque : je m’étonne que les travaux des historiens prennent rarement en compte (à ma connaissance, mais je suis hors circuit depuis longtemps) la dimension criminelle de la vie de nos sociétés. J’en connais un, que j’ai beaucoup lu, et qui est éclairant sur ce sujet : « Histoire criminelle des États Unis » de Franck Browning et John Gerassi.
Une étude au très long cours, depuis l’arrivée des colons jusqu’aux années 1970 dans laquelle les auteurs cherchent à décrire et analyser la façon dont évolue la vision du crime et de la justice dans la société, et en retour comment le crime et les criminels modèlent la société elle-même. Un rapport dialectique passionnant, qui nous emmène des premiers colons puritains (et criminels) jusqu’aux villes noyées de drogue d’aujourd’hui, en passant par l’esclavage, le génocide des Indiens, la structuration des masses immigrées de la fin du 19° siècle par les mafias, la violence extrême du Fordisme…
Je reprends une phrase de conclusion de ce livre :
« …le crime fait partie intégrante du système américain. C’est un moyen de faire beaucoup d’argent, un système régulateur des affaires, une façon de faire vivre les pauvres. »
Très loin de la France ? Pas tant que ça.