Une question m’avait été posée comme thème de mon intervention : pourquoi un roman sur Marseille en 73 ?
Je vais d’abord répondre à un aspect de la question : pourquoi avoir choisi d’écrire sur Marseille à l’été 73 ?
Il y a quelques années je découvre par hasard, en feuilletant la presse régionale à l’occasion d’autres recherches, les courtes mentions des 17 ou 18 assassinats de Maghrébins, essentiellement des Algériens commis cet été-là. La presse régionale les présente comme des faits divers très ordinaires. Militante à l’époque en région parisienne, je n’en avais jamais entendu parler, donc je m’y intéresse. Ces crimes ne sont certes pas « exceptionnels » au sens où ils s’insèrent dans une longue suite de violences racistes dans la région. Mais très vite, ces faits divers-là m’apparaissent comme lourdement « porteurs d’Histoire » pour deux raisons principales.
La première : cette vague de 17 ou 18 assassinats racistes se produit dans un laps de temps très court. Elle commence dans la nuit du 28 aout 1973, au soir de l’enterrement d’un traminot marseillais assassiné par un Algérien, accompagné jusqu’au cimetière par un cortège de plus de cinq mille personnes dont les militants syndicaux qui l’encadrent ont beaucoup de mal à empêcher les débordements racistes. Le premier assassinat a lieu dans la nuit du 28, un jeune de 16 ans abattu à l’arme de poing, suivi, en à peine deux jours, de deux autres meurtres, un Algérien le crâne fracassé à la hache le long d’une ligne de chemin de fer, un troisième retrouvé mort dans une mare de sang à l’Estaque.
Le mode opératoire pendant l’ensemble de la « vague » est bien marqué. Les assassinats ne sont jamais revendiqués. Ils sont commis la nuit, par des individus isolés ou en tout petits groupes, avec des armes diverses, souvent des pistolets ou des fusils à canon scié, mais aussi des armes très artisanales, crânes fracassés à coups de pierre ou de hache, chutes dans le Vieux Port. Je verrais bien les assassins comme des alcoolos qui sentent subitement le besoin de « s’en faire un ». Il existe aussi pendant le même temps quelques attaques de foyers immigrés aux cocktails Molotov, mais cela me semble marginal, lié au climat de haine raciste d’une extrême violence, affichée dans toute la ville. Des groupes comme le tout jeune Front National ou Ordre Nouveau moribond jouent un rôle, mais marginal. La « couveuse » de la campagne d’assassinats me semble être le « Comité de Défense des Marseillais », une organisation éphémère créée le jour de l’assassinat du traminot, dont le siège social est à l’adresse du Front national de Marseille mais dont le lieu de réunion est le café du célèbre Théo Balalas, émigré grec bien connu dans toute la ville, grand ami des survivants de l’OAS et des colonels dictateurs au pouvoir en Grèce dans ces années là.Dans son café, se rencontrent quelques fortes personnalités locales autour d’un grand nombre de verres de pastis, c’est un lieu de bouillonnement, de rencontres et d’entrecroisements plus que de décisions centralisées. Les auteurs des crimes sont connus de beaucoup de gens dans la ville, mais tout le monde se tait, d’ailleurs personne ne pose de questions. 17 ou 18 assassinats, il n’y aura aucun procès. Ils sont couverts par un très large pan de la population, y compris, bien sûr, police et justice. Nous sommes bien au-delà du fait divers, ces meurtres expriment « l’esprit d’un peuple » à un moment donné de son histoire. Et ensuite, les criminels et leurs crimes disparaissent des mémoires, de l’histoire, ils sont ensevelis pour des années. Ce qui, de nouveau, en dit beaucoup sur la France et son rapport à sa propre histoire. Fascinant.
Deuxième raison qui me bouleverse : la présence dans cette histoire du MTA et de ses appuis d’extrême gauche, qui changent la donne en organisant contre les assassinats racistes les deux premières grèves de travailleurs immigrés en France, dirigées par les immigrés eux-mêmes. Des grèves victorieuses. Grève le 31 aout au chantier naval de La Ciotat, les 1800 travailleurs immigrés n’embauchent pas, le chantier s’arrête. Deuxième appel à la grève dans tout le département des Bouches du Rhône, le 3 septembre, là, les statistiques sont plus incertaines, mais on parle de 30 à 40 000 grévistes, ce qui est considérable, sans parler des petits commerçants arabes en ville, qui baissent le rideau. Ce succès aussi inattendu qu’incontestable provoque deux types de réactions. CGT et CFDT ne peuvent pas ne pas réagir. Elles sont hostiles par principe à des actions spécifiques de travailleurs immigrés, qui divisent la classe ouvrière disent-elles. Elles ne les soutiennent donc pas et lancent ensemble une journée nationale de protestation contre la montée du racisme, et la circulaire Fontanet – Marcelin, qui se résume en délégations auprès de la direction au sein des entreprises. C’est un rendez-vous manqué, il y en aura d’autres, c’est une cassure qui n’est toujours pas surmontée, une clé dans l’histoire de la faillite de la gauche.
Mais les gouvernements algérien et français réagissent aussi, de leur côté. Boumediene ne veut pas perdre la main sur l’immigration algérienne en France, il constate que son relais, l’Amicale, qui s’est opposée au MTA, perd la main. Et après beaucoup d’hésitations, il se décide à stopper l’immigration vers la France, le 19 septembre, « tant que la sécurité des ressortissants algériens ne sera pas assurée sur le territoire français ». Pompidou n’entend pas se brouiller avec l’Algérie, les enjeux économiques sont trop importants (notamment le pétrole saharien), des contacts sont pris avec Boumediene. Et la vague d’assassinats telle qu’on l’a connue à Marseille depuis le mois d’aout cesse vers le deuxième tiers du mois de Septembre. L’action du MTA a été efficace. Balalas a-t-il servi d’intermédiaire pour « débrancher » le « Comité de Défense des Marseillais » ? Compte tenu de l’ambiguïté du personnage (ami de Charles-Émile Loo, très proche collaborateur de Defferre, et adhérent au PS dès 1974, il y occupera des responsabilités jusqu’à sa mort), je me suis autorisée à le suggérer. Et j’arrête mon roman à ce moment-là.
Je sais qu’il y a eu un massacre, le 14 décembre 1973, au consulat d’Algérie à Marseille, une grosse explosion, 5 morts, 24 blessés dont beaucoup de d’analyses font le point final de la « crise des attentats » dont nous venons de parler. Pour moi, l’attentat contre le consulat est de toute autre nature que la crise précédente. C’est le début d’une autre séquence. Cet attentat à la bombe nécessite de gros moyens, ne vise pas un individu dans une sorte d’affrontement d’homme à homme jouissif (aucune femme parmi les victimes pendant les attentats d’aout septembre), mais il vise l’État algérien à travers ses biens immobiliers, il est revendiqué par un « Groupe Charles Martel » qui travaille avec des associations de Pieds Noirs, et avec une organisation très bizarre, le SOA (Soldats de l’Opposition Algérienne). Il inaugure une nouvelle série d’attentats, toujours à a bombe, une bonne dizaine pendant l’année 75, revendiqués par les mêmes organisations, qui s’attaquent aux mêmes cibles, des bâtiments de l’État algérien ou de l’Amicale, en France et ailleurs en Europe, toujours selon le même mode opératoire, la plupart du temps, peu de victimes, et dont les auteurs ne sont jamais inquiétés. Point d’orgue, le SOA finit par mener une opération de commando de « débarquement clandestin » en Algérie, contre la dictature de Boumediene en janvier 1976. Les hommes du SOA pensaient être « accueillis avec des roses » par l’opposition à Boumediene. Ils parviennent à faire sauter une bombe devant El Moudjahid, puis en moins d’une semaine, toute la bande est arrêtée et emprisonnée, pour un long laps de temps. Il y avait parmi eux un ancien de la CIA, un autre était lié de longue date au SDECE. On est dans John le Carré plus que dans le roman noir. Cela en dit long sur ce qu’est l’Etat français à cette époque sous Giscard (réorganisation du SDECE, priorités Afrique, Amérique Latine), mais cela n’a pas la même portée historique que la crise marseillaise, qui, elle, nous parle de la conscience et de la culture de tout un pan du peuple français.
Et j’ai même envie de suggérer que clore la crise de l’automne 73 sur l’attentat contre le consulat aboutit à invisibiliser le rôle du MTA : des grèves pour rien.
Il reste un pan de la question initiale : Pourquoi avoir choisi la forme romanesque ? Choix très personnel. Je répondrai très brièvement.
Je choisis l’Histoire en entrant en fac, en 1960, en même temps que je commence à militer, et que je deviens marxiste, tendance Gramsci et Luxembourg. J’acquiers ma formation d’historienne en symbiose avec mon activité militante, comme un travail d’expertise, d’expérimentation en laboratoire sur le passé, pour comprendre et agir au présent.
Au bout de vingt ans de liaison heureuse entre Histoire et militantisme, arrive l’élection de Mitterrand à la présidence de la République, au milieu de la liesse populaire en 81. Autour de moi, de tous côtés, les militants syndicaux, les militants socialistes se réfèrent au Front Populaire, dans une sorte d’incantation. « Comme en 36… la gauche au pouvoir… on a gagné, on va changer le monde… ». La dynamique sociale et politique du Front Populaire n’était pas du tout la même que celle de l’Union de la gauche mitterrandienne, qui reposait non sur l’articulation entre luttes sociales et luttes politiques, mais sur l’hégémonie du politique. Pour moi, la désillusion est brutale. Je n’ai pas cru un instant à Mitterrand, je me suis dit que la gauche en France, c’était fini pour longtemps, et que l’Histoire ne servait pas à grand-chose dans la réflexion des politiques. Dans les coulisses du pouvoir, on ne trouve pas de conseillers Histoire, mais beaucoup de conseillers Communication.
Je me suis alors mise en pause, j’ai arrêté de militer, et j’ai réalisé que, pour moi, si l’Histoire ne me servait plus à penser l’action dans le présent, elle m’intéressait beaucoup moins. J’aurais aimé faire l’histoire de ma génération, pour comprendre ses réussites et ses échecs, comprendre pourquoi elle s’est fracassée, mais je me savais trop impliquée personnellement pour pouvoir entreprendre un travail d’historienne. J’ai recommencé à lire des romans, beaucoup de romans, sans savoir exactement ce que j’y cherchais. Et puis, il y a eu la rencontre avec L.A. Confidential, de Ellroy. J’ai vécu avec passion pendant quelques temps à Los Angeles, j’ai croisé des personnages que j’ai aimés ou détestés, j’ai eu peur, j’ai eu la haine. Finalement, j’ai beaucoup mieux compris Los Angeles qu’à travers le très bon livre de sociologie de Mike Davis City of Quartz, que je venais de lire juste avant ma rencontre avec Ellroy. Idée simple : si la lecture d’un roman (un très bon roman) m’a aidée à comprendre un morceau du monde, l’écriture de romans sur l’expérience de ma génération m’aiderait-elle à comprendre pourquoi et comment elle s’est fracassée ? Et si je parviens à bien la raconter, à la faire vivre, je peux peut-être aussi contribuer à la transmettre, à faire de l’histoire d’une autre façon. A peine la dernière page d’Ellroy finie, je m’y suis attelée, et j’y suis encore.
Le choix du sujet de Marseille 73 répond à cette quête.