Mieux comprendre la société d’aujourd’hui

15 avril 2021brève

J’ai publié cette tribune dans l’Humanité du jeudi 15 avril 2021.

La droite extrême de l’équipe Macron mène depuis plus d’un an une polémique violente contre toute réflexion, recherche, action sur le colonialisme et le racisme en France, au nom de l’universalisme républicain et de l’unité de la nation. On pouvait penser à une manœuvre pour ratisser des voix à droite aux élections de 2022. Mais un amendement vient d’être déposé au Sénat contre l’Unef qui, en organisant des groupes de parole pour ceux qui s’estiment en butte au racisme, « divise la République, fracture la nation ». Stupeur, il a été voté à l’unanimité. Et si le véritable objectif de cette polémique absurde était la dislocation d’une gauche sans boussole?

Retour vers le passé. La République que j’ai connue dans les années soixante appliquait une loi votée en 1920 in- terdisant l’avortement et la contraception, sous peine d’amendes et de prison. Tous les ans, pendant cinquante ans, des centaines de milliers de femmes ont avorté clan- destinement dans la souffrance et la peur, et des milliers en sont mortes. Ni les partis ni les syndicats ne s’en sont souciés. Pendant cinquante ans. Après Mai 1968, des femmes décident de se réunir entre elles, loin des hommes, pour parler de leurs problèmes, donner la parole aux premières concernées, pour faire surgir, imposer des pans entiers d’un réel occulté et mener leur combat. Ce fut le MLF, puis le Manifeste des 343 femmes qui disaient : « J’ai avorté. C’est interdit par la loi, je l’ai fait. Et alors ? » Elles ne sont pas restées isolées. Des médecins, hommes et femmes, les ont rejointes, ont déclaré qu’ils pratiquaient des avortements. La machine était lancée, le gouvernement a légalisé ce qu’il n’était plus capable d’interdire. La loi fut votée grâce aux voix de gauche. Sur ce point vital pour les femmes, le MLF a changé la société française. Aujourd’hui, des centaines de milliers d’immigrés et de Français sont assignés en permanence à leur couleur de peau, contrôlés, harcelés, discriminés, et tout le monde le sait. Ils en ont assez. Certains veulent se réunir entre eux, pour que les premiers concernés par le racisme ambiant puissent se parler, confronter, réfléchir, avan- cer. Il me semblait que, depuis 1970, tenir ce genre de réunion était un droit acquis, gagné de haute lutte par les femmes du MLF. Pas du tout. On leur répond : non, pour vous, pas possible. En évoquant le racisme dont vous seriez victime, donc la race, vous fractureriez la nation. Écoutez Xavier Bertrand : « La France n’est pas un pays raciste… La France est le pays des Lumières. L’identité nationale n’est pas négociable. » En d’autres termes : restez dehors , les racisés racistes. Joli tour de passe-passe. Déjà, en 1973, en pleine crise de meurtres racistes (cinquante en quelques mois sur la France entière), Pompidou déclarait : « La France n’est pas un pays raciste, donc il n’y a pas de crimes racistes. » De la République en marche à la droite extrême, on cherche à faire interdire ce type de réunion, pendant qu’Emmanuel Macron, lui, bien rodé, lance un grand débat de deux mois sur les discriminations en France (tiens, elles existent ?). Les discriminés pourront déposer un texte écrit dans une boîte à lettres, on ne pourra pas dire qu’on ne les a pas consultés, de toute façon les conclusions sont déjà rédigées.

Et la gauche continue à balbutier, sans même se rendre compte qu’elle désespère ceux qui attendaient encore quelque chose d’elle. Il faut écouter et comprendre ce que les « post-coloniaux » ont à dire, si l’on veut comprendre la France d’aujourd’hui.

 

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