Genre littéraire protéiforme s’adaptant au mieux à l’époque, ou exemple typique de la littérature-paralittérature de masse ? Littérature populaire à haute valeur sociale et politique, ou produit commercial et standardisé de l’industrie du livre ? Littérature focalisée sur le mystère du crime en lui-même, ou sur ses causes ? Littérature en marge du système littéraire, ou bien en son cœur, fruit d’une interaction constante avec les autres genres ? Particulièrement populaire, divisant la critique depuis ses débuts, la littérature policière compte aujourd’hui de fervents supporters au sein même des universités, où elle fait l’objet d’études systématiques (sans que cela signifie pour autant la fin de sa contestation). Le Département de Langue et de Littérature Françaises de l’Université Aristote de Thessalonique a l’ambition, par ce premier colloque international, d’introduire le débat autour de ce genre éminemment populaire dans la sphère académique grecque, en invitant ses auteurs à dialoguer avec les théoriciens et avec le public.
Ce furent deux jours de débats et d’échanges passionnants devant un public de plus d’environ deux cents personnes. On peut lire ici ma contribution à cette rencontre. C’est le troisième colloque universitaire auquel je participe cette année sur le thème de la littérature policière et noire. Je veux simplement souligner que le roman policier et noir est désormais largement entré dans le champ des études universitaires comme genre littéraire de plein exercice. Il serait temps que nos médias et nos instances culturelles officielles françaises en prennent conscience, et fassent leur « aggiornamento ».
J’ai accordé un entretien au site Nyctalopes sur le thème Mon Amérique à moi. On peut le lire surle site d’origineou ci-dessous. Première prise de conscience d’une attirance pour l’Amérique Je ne sais pas si c’était pour l’Amérique. J’avais douze ou treize ans, j’ai vu Sur les Quais, de Kazan, je ne me souviens plus dans quelles circonstances car à l’époque j’allais peu au cinéma, et ma famille était franchement franco-française. Je suis tombée amoureuse de Marlon Brando. Amour platonique et durable.
Une image
Un événement marquant La guerre du Vietnam, incontestablement. J’ai commencé à prendre conscience de la société dans laquelle je vivais à travers la fin de la guerre d’Algérie, que j’ai vécue entre mes 17 et 20 ans. A peine finie cette guerre et l’affrontement avec l’OAS, ici sur le sol français, qui l’a suivie, l’armée américaine intervient massivement au Vietnam. Les bombardiers américains qui déversaient du napalm et des bombes en continu sur le Sud, la tentative de noyer Hanoï au nord en détruisant les digues qui protégeaient la ville, les troupes au sol.
Tout ce que la France avait piétiné en Algérie, les droits de l’homme, le droit des peuples à disposer d’eux mêmes, les Américains le laminaient au Vietnam, avec l’accord bienveillant de leurs alliés européens. Et cela n’a pas cessé ensuite. 1973, le coup d’Etat de Pinochet au Chili, organisé par la CIA, l’installation de toutes les dictatures sanglantes de l’Amérique du Sud. Pour moi, deux conséquences : quand j’entends un discours sur les droits de l’homme, jeregarde qui le prononce, ce qu’il a fait dans un passé récent. Et je me méfie, avant tout examen, des Etats Unis. (Qui peut écouter sans rire le discours d’Obama à Cuba en 2016 sur les droits de l’homme à portée de canon de Guantanamo ?)
Un roman LA Confidential de Ellroy. C’est un roman qui a eu une influence sur ma vie. Après l’avoir lu, je le trouvais si « remuant » que j’ai décidé de tenter l’aventure et d’écrire de la fiction.
Un livre d’essai Histoire criminelle des Etats Unis, de Browning et Gerasi, (compte rendu sur mon site). Revisiter sa propre histoire en y intégrant le crime. Un travail avec un regard critique sur sa propre histoire,avec la volonté de mêler démarche historique et réflexion sur l’actualité. Les Européens ne savent pas faire. Pour me faire comprendre : il faudra attendre 1972 et la parution du livre de Paxton (historien américain) pour avoir le premier livre d’histoire sérieux sur Vichy et la collaboration. En 25 ans les Français n’avaient pas su le faire.
Un auteur Dos Passos. Le 42° Parallèle puis toute la suite « USA » a été pour moi la découverte de la littérature américaine et m’a certainement influencée sur le plan du style.
Un film Il y en a des centaines, je suis une fan de cinéma américain. Mais je garde un sentiment particulier pour Vera Cruz, de Aldrich, avec Cooper et Lancaster. Je débarquais à la Sorbonne, pour faire des études de lettres classiques (latin grec). J’allais très rarement au cinéma. Mon entourage m’avait emmenée voir des films genre Bergman, qui m’ennuyaient terriblement, et que je trouvais très inférieurs à la littérature. J’ai eu la chance de tomber dès mes premiers jours de fac sur un étudiant qui m’a emmenée voir à la cinémathèque (à l’époque rue d’Ulm, à côté de la Sorbonne) Vera Cruz, premier film que j’ai vu dans cette auguste salle. Et là, ce fut le coup de foudre. J’ai compris et aimé la puissance de l’image, la puissance du cinéma. J’ai fréquenté la cinémathèque plus assidument que la Sorbonne. Je n’ai jamais revu Vera Cruz, je tiens à garder ce souvenir intact.
Une série Sur Ecoute, The Wire, sans hésitation.
Un réalisateur Orson Welles, s’il faut choisir.
Un disque Comment choisir ? Tout un monde de jazz. Mingus, Coltrane, Monk…
Un musicien ou un groupe Ella Fitzgerald, « The Voice ».
Un personnage de fiction
Au cinéma, pourquoi pas Daniel Plainview, le personnage central de There Will Be Blood, joué par Daniel Day- Lewis m’a marquée. Son acharnement à faire du fric, avec violence et passion. A « mordre dedans ». Avec la religion omniprésente qui traine en arrière fond. En écrivant ces mots, je me remémore aussi Elmer Gantry, le prédicateur joué par Burt Lancaster. La même rage à mordre dedans. En roman, je citerai volontiers Ned Beaumont, le personnage central de La Clé de Verre de Hammett, que j’aime pour son ambiguïté : le redresseur de torts est un joueur professionnel, au passé lourd, qui part en séduisant la femme de l’homme qui l’a engagé et qui est son ami, lui même personnage très ambigu.
Un personnage historique Edgard Hoover. Directeur du FBI de 1924 à 1972, jusqu’à sa mort. (A coté de lui les potentats africains sont de petits joueurs). L’homme le plus puissant des Etats Unis au 20° siècle. Il a profondément marqué le système politique américain en tolérant les mafias, en les associant même à l’exercice du pouvoir au plus haut niveau, et en pratiquant très largement l’infiltration, la provocation et l’assassinat politiques contre tous les opposants hors du bi- partisme.
Une personnalité actuelle Edward Snowden. Ce que l’Amérique a de meilleur. Et qu’elle n’aime pas.
Une ville, une région Isola, la ville du 87° district d’Ed McBain.
Un souvenir, une anecdote Mon premier voyage dans une université américaine. C’était Wellesley College, de la Ivy League, près de Boston et du MIT. J’étais invitée à intervenir dans un séminaire sur les systèmes de protection sociale, étude comparée. A l’époque, j’enseignais à Vincennes, constructions en Algéco, misère, improvisation, pagaie et génie. J’arrive dans un cadre à couper le souffle, espaces verts splendides, bâtiments magnifiques, musée privé, étudiantes à vélo sur les dizaines d’hectares du domaine. La première question que me posent les organisateurs quand j’arrive : Vous avez bien pris votre robe du soir n’est ce pas, pour la soirée inaugurale de ce soir ? Et quand l’épineuse question de la robe du soir fut réglée tant bien que mal, les organisateurs me proposèrent de venir avec eux me détendre à la piscine de la fac. Je n’avais pas non plus pensé à prendre mon maillot de bain.
Le meilleur de l’Amérique Sa culture. Le cinéma, la littérature, à chaud sur l’actualité. La musique. Des créateurs au dynamisme fascinant.
Le pire de l’Amérique Sa culture. Le racisme, le Ku Klux Klan, l’ultra protestantisme, le créationnisme, la violence, les milices, la tolérance au meurtre, tout ce fond très enraciné depuis les premiers colons, qui constitue la base très solide de nombreux hommes politiques américains dont Trump n’est que la dernière résurgence. Un fond qui semble ne pas évoluer.
Un vœu, une envie, une phrase. Mon hommage : ils ont admirablement compris l’importance du « soft power ». Et ils le pratiquent de façon extrêmement intelligente. Comparez l’attitude de la France en 1918 (l’Allemagne paiera) et celle des Etats Unis en 1945 : Plan Marshall et interdiction sur le continent européen de toute entrave à la pénétration du cinéma américain. Le cinéma est leur meilleure arme, ils le savent. Il a su transformer le génocide des Indiens en épopée des temps modernes. Il peut tout faire.
Propos recueillis par mail le 30 novembre par Wollanup.
À propos de Or noir – Interview publiée par Temps noir
Temps noir , revue des littératures policières, vient de publier une série d’entretiens sur les rapports entre fiction et réalité, sous le titre générique D’après une histoire vraie… Dans ce cadre, je réponds à Pierre Charrel sur Or noir, les faits et le roman.
J’ai publié, ce 16 septembre 2016, une tribune dans Libération, sur la fermeture de l’usine Alstom de Belfort et sur les réactions qu’elle a entrainée. On peut la trouver sur le site de Libé ou la lire ci-dessous.
Je suis surprise de la façon dont l’actuelle « crise Alstom » est abordée par les politiques comme par la presse, sans aucune référence à un passé très récent. Je suis romancière, je travaille à un roman noir sur le rachat d’Alstom Energie par les Américains entre 2013 et 2015. Roman noir, parce que cette opération de rachat s’apparente à un racket.
J’ai bien compris que la crise ouverte de l’entreprise Alstom a commencé il y a quatre ans, et sa mise à mort programmée remonte à au moins une dizaine d’années. Quand Alstom Energie a été définitivement vendu, tout le monde savait, et quelques-uns l’ont écrit, qu’Alstom Transport, trop petit, sous-capitalisé, était condamné. Et, pour accélérer la mort programmée, une grande partie de l’argent du rachat a été consacrée à payer le patron (Merci patron !), les actionnaires, les administrateurs. Où va aller, d’ailleurs, le « fabuleux contrat » du TGV américain ? Pas un emploi en France, parce que les Américains, eux, protègent leur marché intérieur, d’accord, mais les deux milliards dont on nous a parlé ? Investis en France ? Ce que révèle la «crise Alstom», la vraie, celle qui dure sur le long terme, c’est qu’en France, le patronat comme les hommes politiques sont incapables d’avoir une stratégie industrielle cohérente dans la durée. Tous réagissent aux désastres industriels successifs qui détruisent le tissu industriel français au coup par coup dans l’urgence et l’émotion. Un peu sur le modèle de l’interdiction du burkini comme instrument de lutte antiterroriste. Si nous regardons les quatre dernières années, ce n’est pas si loin, nous avons abandonné la maîtrise de notre filière nucléaire et des entreprises qui en dépendaient. Nous parlons sans cesse de l’importance des énergies nouvelles, mais nous avons vendu aux Américains l’éolien d’Alstom, celui d’Areva est trop petit pour survivre, il va être vendu ou disparaître. Nous nous gargarisons du couple franco-allemand, mais très souvent lorsque l’opportunité s’est présentée de renforcer de grands groupes européens basés sur une alliance franco-allemande, nous lui avons tourné le dos. En particulier, sur l’ensemble du dossier Alstom, énergie et transport. En face, la stratégie américaine s’apparente à un rouleau compresseur. Les Américains perdent toutes leurs guerres depuis 1945, mais ils gagnent tous leurs marchés. Ils ont défini leurs priorités depuis la fin des années 70, et ils les mettent en œuvre par une collaboration étroite entre patronat et État, appuyée sur la NSA, la CIA, l’appareil judiciaire et un très solide protectionnisme. Nous le savons, et nous regardons passer le train. En nous lamentant sur le manque de flexibilité des travailleurs et le poids des charges. Je suis historienne de formation, et j’ai travaillé sur le patronat français au XIXe siècle. Pierre Gattaz me fait rire. Son discours de pleure-misère a déjà été écrit et récité, de façon presque identique, par ses ancêtres depuis cent cinquante ans. Bon, l’industrie, c’est fichu. Il nous reste le tourisme… Enfin, si on renonce à vouloir légiférer sur la tenue des baigneuses.
Envie de dire à tous mes lecteurs et amis : Il y a un livre à lire pour comprendre le monde qui nous entoure, et c’est l’ Histoire criminelle des États-Unis, de Frank Browning et John Gerassi, journalistes, essayistes, enseignants, deux figures emblématiques de la New Left américaine des années 60-90. Le livre fut publié en 1980 aux États-Unis, traduit et publié en France en 1981, republié en 2015 pour la première fois dans une édition de poche, avec une version mise à jour, par Nouveau Monde Éditions. C’est un livre que l’on dévore, malgré l’importance de l’appareil critique (personne n’est obligé de lire les notes en bas de page), et indispensable si l’on veut essayer de commencer à comprendre un tout petit peu l’Amérique d’aujourd’hui, pas seulement celle de Trump et de la NRA, mais aussi celle de la NSA, de la CIA et du monde des affaires. L’Histoire est un élément indispensable à la compréhension du présent, nous disent les auteurs : « La combinaison d’un populisme de cowboy et du puritanisme violent de la Nouvelle Angleterre – les grandes forces qui ont présidé à la fondation de l’Amérique – ont créé un paradigme qui fait de la criminalisation des entreprises et de la vie quotidienne un élément clé de la réussite aux États-Unis. » Les grandes périodes de cette histoire : la colonisation, la période post guerre d’indépendance, l’essor de la deuxième moitié du 19° siècle, la puissance dominante du 20° siècle. Les auteurs s’attachent à montrer qu’à chaque période correspondent des évolutions synchrones et des interpénétrations des forces économiques, des forces politiques, des organisations criminelles qui évoluent conjointement. Tout au long de cette histoire, la contestation sociale est traitée comme une activité criminelle. Le premier 19° siècle est marqué par la prolifération des milices de toutes sortes liées au maintien de l’esclavage, à la guerre contre les Indiens, à la conquête de l’ouest. Une histoire dans laquelle assassins, shérifs, voleurs, miliciens jouent des rôles totalement interchangeables et toujours ultra-violents. (J’admire la capacité de la culture américaine à transformer ces affrontements sanguinaires en épopée des temps modernes.) Lorsqu’arrivent les vagues d’immigration de masse du tournant du 19° siècle formées de populations à forts sentiments communautaires, elles vont se structurer progressivement autour de mafias criminelles identitaires, totalement imbriquées dans les pouvoirs politiques locaux, et qui jouent un rôle de régulation et d’intégration des nouveaux arrivants dans la structure économique et sociale du pays d’accueil. Elles constituent même les seuls véritables instruments de promotion sociale dans ces milieux immigrés très pauvres. La démonstration est convaincante. Vient ensuite le 20° siècle, l’après guerre, la prohibition… Le crime organisé s’imprègne des mutations économiques. Il intègre les modes organisationnels des entreprises mises au point par Ford, puis la révolution économique de l’après deuxième guerre mondiale. Je ne résiste pas au plaisir de cette citation d’Al Capone : « Tout ce que j’ai fait, ç’a été de vendre de la bière et du whisky à nos citoyens les plus respectables. Je n’ai jamais fait que répondre à une demande existante. » Al Capone, le champion de la politique de l’offre… Conclusion de Browning et Gerassi : « Le crime fait partie intégrante du système américain. C’est un moyen de faire beaucoup d’argent, un système régulateur des affaires, une façon de faire vivre les pauvres… et bien souvent un moyen de gouvernement. »
Histoire criminelle des Etats-Unis (The American Way of Crime), de Frank Browning et John Gerassi, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Pierre Carasso, Nouveau Monde, « Poche Histoire », 624 p., 10,90 €
J’ai publié dans Libération, le 3 février 2016, une tribune sur la prolongation de l’état d’urgence. On peut la trouver sur le site de Libé ou la lire ci dessous
La prolongation de l’état d’urgence, dangereuse et inutile
Petit à petit, à travers quelques rares «retours d’expérience» émanant de professionnels, les contours de la police de l’état d’urgence se dessinent. Deux témoignages nous ont été fournis la semaine passée. Ils méritent qu’on y revienne quelques instants, pour essayer de comprendre (et non excuser) la façon dont il fonctionne, et ses effets prévisibles. Le premier est un article du journal le Monde sur la suspension par le Conseil d’Etat d’un arrêté d’assignation à résidence validé par le ministère de l’Intérieur sur la base de trois notes blanches. La première note décrit l’assigné à résidence comme un individu rôdant de façon suspecte autour de l’immeuble dans lequel réside Riss et faisant usage de son téléphone portable à proximité. Comportement qui déclenche la suspicion des CRS qui montent la garde autour de l’immeuble : mission de repérage photographique pré-attentat ? Ils transmettent aux services de renseignements. Jusqu’ici, rien à dire. Les services transforment cette information en note blanche sans aucun travail de vérification supplémentaire et donc sans s’apercevoir que la mère de l’individu suspect réside dans le même immeuble que Riss et que l’individu en question lui rend visite chaque jour. Et les CRS ou les services communiquent l’information qui n’en est pas une, une note blanche n’a jamais été une information, au journal Le Parisien qui titre un article : «Etranges rôdeurs autour du domicile de Riss.» Au pluriel, les rôdeurs sont plus impressionnants. L’article est repris par le ministère dans le dossier d’assignation à résidence. Là, on croit rêver. Deuxième note blanche, l’individu incriminé fréquente une mosquée salafiste. Affirmation qui n’est étayée par rien, ni photos ni témoignages, rien. Donc, on passe. La troisième note blanche est la reprise pure et simple d’une note blanche des services qui date de 2008, le suspect aurait été mêlé à un trafic de voitures volées, sans savoir, ou en choisissant d’ignorer, qu’une enquête judiciaire datant de 2009 l’en avait totalement disculpé. Le contrôle exercé sur le travail des services est délibérément inexistant, puisque la représentante du ministère déclare aux juges du Conseil d’Etat : «Si les services de renseignement l’ont écrit, c’est que c’est vrai.» Là, on frôle l’humour foutraque des Marx Brothers dans les couloirs du ministère. Mais ce n’est pas forcément rassurant. Ce que révèle ce dossier (absence de travail de renseignement, absence de contrôle du ministère), parce qu’il est allé jusqu’au Conseil d’Etat, risque fort d’être valable pour beaucoup d’autres, mais nous ne le saurons jamais. Car la prolongation de l’état d’urgence a comme fonction première de couvrir aux yeux du public la misère des services français et de permettre au gouvernement de laisser filer l’incurie, sans heurts avec sa police. La prolongation de l’état d’urgence est un facteur d’insécurité pour la population française parce qu’elle sert à masquer la misère sans contribuer à réformer les services, sans leur apprendre à travailler. Il faut dire, affirmer, répéter qu’un contrôle démocratique sur l’activité des services est une condition de son efficacité, en mettant à jour les faiblesses et les erreurs pour les corriger plutôt que de les cacher et de les répéter. Autre aspect, on est bien obligé de se demander si nous ne sommes pas en train de glisser du contrôle d’identité au faciès (que nos policiers pratiquent sans jamais l’admettre, que nos dirigeants ont avalisé par lâcheté) à une assignation à résidence au faciès. Le deuxième témoignage va dans ce sens. Il s’agit de celui d’un policier du renseignement territorial publié dans Libération du 25 janvier. Il nous dit : «Pour nous, l’état d’urgence a quand même des bénéfices secrets… Il permet aux équipes de se connecter au terrain. Ouvrir la porte d’un appartement pour vérifier ce qui s’y trouve n’est jamais vain. S’il n’y a pas d’armes, il y a peut-être une photo de Ben Laden accrochée au mur.» Ce policier part du constat que les renseignements ont perdu le contact avec le terrain. Là-dessus, aujourd’hui, tout le monde est d’accord. Comment reprendre contact pour savoir ce qui se passe ? Grâce à la prolongation de l’état d’urgence, en multipliant les perquisitions au hasard, on finira bien par trouver un portrait de Ben Laden sur un mur… Enfin, au hasard, pas tout à fait. Après l’assignation à résidence au faciès, voici la perquisition au faciès. Notre policier, avide de reprendre contact avec le terrain (c’est-à-dire avec les gens qui l’occupent), peut-il comprendre la rancœur, la haine, les ravages que ces perquisitions au hasard produisent dans la population qui les subit, dans un arbitraire total ? La prolongation de l’état d’urgence et les pratiques policières qu’elle induit sont destructrices du tissu
social. Répétons-le, seul un contrôle démocratique permanent, vigilant, sur le long terme peutcontribuer à produire des services de renseignement fiables et donc efficaces dans une société relativement apaisée.
Commémoration des vingt ans de la mort du grand homme de la gauche française dans tous les médias, témoignages respectueux, attendris, simulés, de tous les mitterrandolâtres, et les autres. Pas moi. Pendant vingt ans, de 1960 à 1981, j’ai été de tous les combats d’une gauche qui essayait de se définir comme porteuse d’un changement profond de société, une révolution, si on a encore le droit d’utiliser ce terme dans la France de l’état d’urgence. Dernières années de la guerre d’Algérie et soutien au FLN, combat dans le monde communiste contre le stalinisme, soutien au peuple vietnamien contre l’impérialisme américain, mai 68, puis les Cahiers de Mai, le syndicalisme des années 70 porteur de luttes sociales très novatrices. J’ai vécu l’élection de Mitterrand comme la fin de cette période, et la fin de tout espoir de changement social à l’échelle de ma génération. Pourquoi ? Certes, j’avais une méfiance profonde à l’égard de l’homme qui fut ministre de la justice de 56 à 58 dans le gouvernement Guy Mollet (socialiste), élu sur un programme de paix en Algérie et qui envoya le contingent faire la guerre et donna les pouvoirs spéciaux à l’armée en Algérie. Le ministre de la justice couvrit la torture, les exactions, et fit guillotiner des dizaines de militants (49) de la lutte pour l’indépendance. D’après certains, il aurait eu quelques réticences, certains affirment même qu’il aurait été « anticolonialiste ». S’il eut des convictions en ce sens, il les garda pour lui, sans doute prêt à tout pour continuer à exercer le pouvoir. Mais il n’y avait pas que cette méfiance « a priori ». Il y eut immédiatement le constat de ce qu’était la façon de gouverner des socialistes au pouvoir. J’étais à l’époque engagée, en tant que syndicaliste, dans la gestion des suites d’une bagarre victorieuse pour la régularisation des travailleurs clandestins de la confection dans le Sentier parisien. Première lutte de travailleurs clandestins, 11 000 régularisations obtenues en 1980. Nous avions beaucoup à dire à partir de nos combats sur le travail clandestin, sur la flexibilité nécessaire à inventer, sur des mécanismes différents de sécurisation des parcours professionnels à mettre en œuvre, nous avions entrepris de négocier une nouvelle convention collective autour de ces notions novatrices. C’était une occasion précieuse d’aborder les questions de flexibilité du contrat de travail dans le cadre d’une mobilisation ouvrière, et avec des propositions émanant des travailleurs eux mêmes. Cela n’intéressait pas les socialistes au pouvoir. Le gouvernement nous a envoyé quelques énarques qui nous ont expliqué qu’ils savaient mieux que les syndicats ce qu’il fallait faire et qu’ils avaient le pouvoir de le faire : abandon de toute réflexion sur la flexibilité, et mise en oeuvre d’une régularisation de masse, ce qui était un coup d’épée dans l’eau, et tout le monde le savait. Mais ça ne fâchait personne. J’ai compris, pas de façon abstraite, mais de façon immédiate et concrète, que le pouvoir mitterrandien ne gouvernerait pas dans un rapport dialectique avec les luttes sociales, mais dans une conception purement étatique, ce qui était la porte ouverte à toutes les manœuvres d’appareil politiciennes, dans un régime présidentiel bonapartiste où n’existent pas de contrepoids forts au pouvoir du président. A ce jeu, à la longue on détruit l’esprit d’une société. Mitterrand incarnait à l’époque l’espoir de très larges couches populaires de la société française. Il était donc incontournable, un autre discours était devenu inaudible. Il fallait en passer par l’expérience mortifère du mitterrandisme. Une anecdote permet de faire le lien avec les socialistes d’aujourd’hui. Jean Marie Le Pen avait fait de la fête de Jeanne d’Arc, le 8 mai, la fête nationale du FN. En 1988, il décide de changer la date, et de la célébrer le 1° mai. Mon sang d’ancienne syndicaliste ne fait qu’un tour. Certes, les commémorations de la fête du travail sont bureaucratiques et ennuyeuse, mais de là à laisser le terrain au FN… J’enseignais alors à Paris VIII. Je me précipite vers ma fac, en me disant que nous allons être nombreux à vouloir réagir. Dans le parking de la fac, je tombe sur deux anciennes connaissances des années 60, Henri Weber et Patrick Farbiaz, deux anciens trotskistes reconvertis avec plus ou moins de réussite dans l’appareil socialiste ou dans les couloirs du pouvoir. Heureuse de les voir, je leur dis : – Vous aussi vous venez pour voir ce que l’on peut faire pour empêcher Le Pen de manifester le 1° mai ? Ils me regardent avec commisération et Farbiaz me dit : – Tu n’as rien compris. Les voix FN nous sont indispensables pour gagner les élections, sans le FN pour prendre des voix à la droite, nous sommes battus. Alors évidemment, on ne fait rien contre lui. Je me tourne vers Henri Weber, que je connaissais très bien, un homme intelligent, avec une très forte culture politique et historique : – Toi qui connais l’histoire, tu sais avec certitude comment cela s’est toujours fini, des manœuvres de ce genre, pendant la République de Weimar ou ailleurs : par la victoire de la droite extrême. – Tu dramatises… Je suis rentrée chez moi, et quelques temps après, j’ai commencé à écrire des romans. Je regarde l’actuelle génération socialiste, formée à la politique par Mitterrand, et je pense que les héritiers sont dignes du maitre. Ils pratiquent avec dextérité les multiples manœuvres et jeux politiques, la triangulation comme dit la presse, et le pouvoir personnel, à l’abri de tous les débats démocratiques. Il leur reviendra le mérite d’avoir achevé la destruction de la gauche en France et d’avoir soigneusement préparé l’arrivée de la droite extrême au pouvoir. Je ne vois aucune raison d’être mitterrandolâtre.
Un mois après les attentats, les premières critiques sur l’état d’urgence commencent à apparaître. Il était temps. Voici un texte rédigé pour NoirCon, une convention sur le roman noir qui doit se tenir l’année prochain aux États Unis. Une contribution au débat qui s’ouvre en France.
Romans policiers et romans noirs sont des familles littéraires proches mais distinctes. Proches, parce que l’une comme l’autre ont fait le choix du crime comme outil d’analyse, scalpel qu’elles utilisent pour désosser, mettre à nu les individus et les sociétés. L’une comme l’autre font le pari que la vérité d’une société, d’un individu, est dite par ses non dits, ses déviances ou ses marges. Mais si l’outil est le même, le regard porté par l’auteur sur son objet est très différent. Pour simplifier, dans le roman policier ou le thriller, l’enquête permet d’identifier le ou les fauteurs de troubles, les hommes mauvais et déviants, différents. La lutte du Bien contre le Mal n’est jamais bien loin. A la fin du récit, le ou les mauvais sont identifiés et sanctionnés, l’ordre et la sécurité sont rétablis, le lecteur peut dormir tranquille. En ce sens, le roman policier est une littérature de divertissement. Le roman noir raconte une tout autre histoire, le scalpel du crime révèle une nature humaine et une machine sociale infiniment complexes. L’individu criminel n’est pas le barbare, le monstre, le Mal incarné, il est le frère de sang de l’auteur, du lecteur, il parle d’eux, il n’est pas hors de l’humanité, il est enkysté dans un ensemble de relations sociales complexes et solides. Il n’est pas un individu isolé, aisément « expulsable », mais un des rouages d’une machine sociale complexe, un des instruments utilisés dans le maintien de l’ordre, un des relais des mécanismes de pouvoir. Tous les personnages, et le lecteur avec eux, sont engagés « en un combat douteux ». La littérature noire n’est pas manichéenne. Et si, d’aventure, l’ordre est rétabli à la fin d’un roman noir, l’auteur et les lecteurs sont conscients qu’il ne s’agit que du rétablissement provisoire des apparences. Cette place du crime et des criminels au cœur du fonctionnement de nos sociétés n’est pas un phénomène nouveau ou récent. Pour s’en souvenir, il suffit d’évoquer le rôle de la mafia sicilienne utilisée dès le 19° siècle par les grands propriétaires fonciers de l’île pour faire tenir tranquilles les paysans sans terre, le rôle des organisations criminelles dans la gestion des colonies françaises, ou celle des gangsters dans la conquête de l’ouest aux États-Unis. Pour bien comprendre, et finir par admettre, cette proximité, cette angoissante perméabilité des sociétés humaines au crime et aux criminels, il faut, par exemple, se rappeler l’impunité des officiers et des hommes de main nazis après la guerre (seuls une cinquantaine de chefs ont été jugés à la fin de la guerre), le silence complice qui les a protégés et la facilité avec laquelle ils se sont reconvertis en paisibles et honnêtes citoyens allemands, ou en savants américains. Et finalement en éléments indispensables d’un rempart de notre civilisation contre l’Union Soviétique. Si les auteurs de romans noirs fouillent ainsi dans l’histoire, dans le passé, ce n’est pas pour le plaisir de le reconstituer mais pour trouver les faits qui entrent en résonance avec le présent. Avec une subjectivité revendiquée, ils plongent dans le passé pour reconstituer le présent, donner de la profondeur à leurs récits du temps présent. Ils sont les historiens du présent. Et la lecture des romans noirs aide à comprendre le présent particulièrement noir que nous vivons. Dans ces derniers jours, les criminels par excellence sont les djihadistes de l’EI. Nos hommes politiques se déchainent à les traiter de monstres, s’acharnent à prétendre qu’ils représentent le Mal absolu, sont hors de l’humanité, ce qu’ils entendent signifier par une mesure purement symbolique, le retrait de la nationalité. Ce sont des âneries contreproductives qui leur font perdre du temps et dont la seule fonction est de leur donner bonne conscience. Il serait plus efficace de remédier sans tarder aux défaillances multiples et structurelles de notre police et de nos services de renseignement. Les djihadistes appartiennent à l’humanité, nous n’y pouvons rien. Si l’on veut les combattre efficacement, il vaudrait mieux se donner les moyens de comprendre comment, dans un univers en voie de mondialisation, beaucoup de ces djihadistes occidentaux ou baasistes sont imprégnés de la culture occidentale et se l’approprient en partie pour la retourner contre l’Occident et construire leur « récit héroïque ». C’est particulièrement évident dans le domaine de l’audiovisuel et de la propagande qui font appel aux mêmes « valeurs » que nos jeux vidéo. Et comprendre quels sont les réseaux de guerres et de pouvoirs dans lesquels ils sont enserrés au Moyen Orient en feu, comme les criminels nazis avaient construit un récit mis en scène utilisant très largement la culture européenne dont ils étaient les enfants, et s’étaient construits à travers des réseaux compliqués d’influences, d’alliances, de pouvoir. Ces mécanismes ne sont pas inédits. Et, dans cette histoire, nous ne sommes pas plus les représentants du Bien absolu qu’ils ne sont les représentants du Mal absolu. Nous sommes, nous aussi, dans ce Moyen Orient en feu, pris dans des réseaux multiples, plus ou moins anciens et maitrisés de guerres, de massacres, d’alliances. S’il n’y a pas de « monstres », n’oublions pas non plus ce que disait Saint Paul : « Les justes n’existent pas » sur cette terre. Saint Paul, le premier auteur de roman noir ?
Samedi 9 mai 2015. Soirée au Magasin Général de Tarnac. Je présente La formation de la classe ouvrière anglaise d’Edward P. Thompson, une somme mythique, une œuvre d’historien à la recherche des origines de la classe ouvrière anglaise entre 1780 et 1830, une “histoire du point de vue des vaincus”, à la croisée de toutes les tendances intellectuelles les plus vibrantes et les plus créatrices dans le mouvement ouvrier européen des années 60 et 70, opéraïsme italien, conseillisme français, marxisme anglais. Un livre dont j’ai traduit une partie, dans une autre vie. J’étais curieuse de cette première rencontre avec « ceux de Tarnac », dont L’Honorable Société avait repris quelques éléments d’histoire. Ils venaient d’apprendre la mise en examen de plusieurs d’entre eux, dont trois pour terrorisme. Nouvelle qui ne semblait pas les perturber outre mesure. La salle du Magasin général était pleine, d’un public attentif, studieux, malgré la difficulté du sujet : le livre est énorme, l’histoire ouvrière anglaise inconnue des Français, et la démarche de Thompson aux antipodes de notre culture marquée par le structuralisme et l’althussérisme. Après une heure et demie de « conférence », repas collectif. Bonne surprise, la bouffe faite de façon collective était très bonne, les Tarnac sont écolos, d’accord, mais pas tendance ascétique. Ça fait plaisir. La discussion a donc pu se prolonger par petits groupes, dans la bonne humeur. On prend rendez vous pour le procès. Au cœur de celui-ci il y aura le livre collectif des Tarnac, L’insurrection qui vient, qui est retenu comme fondement de l’accusation de « terrorisme » et attribué à Julien Coupat, qui nie en être l’auteur. Le livre peut être téléchargé sur le site de l’éditeur (cliquez ici). Lisez le. Pour vous faire une idée. Voir un autre compte rendu de mon déplacement dans le Limousin sur le site de Serge Quadrupanni qui en était l’initiateur.