Du bon usage de la “brebis galeuse”

15 juin 2020Textes divers

Le terme de « brebis galeuse » revient de toutes parts dans le débat actuel sur les violences policières. Le terme est utile. Il montre d’abord au public que l’institution prend les choses au sérieux, qu’elle est prête à admettre d’éventuels disfonctionnements, et à réagir vigoureusement. Qui souhaite garder en son sein des brebis galeuses ? Ensuite, une brebis galeuse est une mauvaise bête dans un troupeau sain. Il n’y a pas de disfonctionnement de l’institution, mais des fautes individuelles, commises de préférence par ceux qui sont à la manœuvre sur le terrain, ceux qui asphyxie ou étranglent, les flics de base, pas les chefs. Le commandement est rarement mis en cause. Pour sortir des généralités abstraites, j’ai eu envie de prendre un cas précis de « brebis galeuse » pour voir comment il évolue dans le temps, et ce qu’il nous dit du fonctionnement de l’institution. Faire vivre un personnage, penser concret, démarche de romancière, j’assume.

Je prends le commissaire Lafon, parce que j’ai déjà relevé sa trace dans le passé. En l’an 2000, il sort à 26 ans de l’École des commissaires, choisit la Police urbaine de proximité, celle des Brigades qui, sous des noms divers, chassent le petit et le moyen délinquant en flagrant délit. Ceux qu’on appelle souvent les « saute dessus », recrutés dans le corps des gardiens de la paix sur la base du volontariat, trois semaines de formation spéciale au maniement des armes et aux techniques de combat, et des perspectives de primes et promotions plus prometteuses qu’ailleurs. Lafon a choisi la Police Urbaine sans doute par goût pour ce type de police, il aime accompagner ses hommes sur le terrain, il aime l’ambiance, la cohésion du groupe, et il est très apprécié par ses subordonnés.

En 2004, il dirige ces brigades dans le commissariat du 19° arrondissement de Paris. Une nuit, il tourne avec l’une de ses brigades, une infraction routière est constatée, le chauffeur n’obtempère pas, il est pris en chasse, arrêté, un peu tabassé, et pour lui apprendre à vivre, les Bacmen lui coincent un enjoliveur entre les fesses (je n’invente pas…). Lafon est là, et assiste à toute la scène. Libéré après une garde à vue, l’automobiliste porte plainte. On est à Paris, pas en banlieue, l’affaire fait un peu causer. Le ministre de l’Intérieur (Sarkozy) parle de « brebis galeuse » et promet des sanctions exemplaires. L’affaire est jugée en 2008. Le commissaire Lafon couvre ses hommes, pas un mot au juge. Quelques condamnations pour les exécutants, et Lafon est condamné à un an de prison avec sursis et un an d’interdiction d’exercer pour « abstention volontaire d’empêcher un crime ou un délit en train de se commettre ». Le juge émet des doutes sur ses capacités à commander des hommes. Il est mis à pied pendant un an, avec solde, puis réintégré.

En 2012, à 38 ans, il est promu commissaire divisionnaire. Les promotions sont cogérées par les syndicats et la hiérarchie. On est loin de la « brebis galeuse ».

Bien plus, quelques mois plus tard, Lafon est choisi pour diriger le commissariat d’Aulnay, banlieue difficile en région parisienne. Là, il s’agit d’un choix qui en dit long. La hiérarchie et les syndicats pensent que les méthodes de commandement du commissaire (proximité avec ses hommes donc aimé, peu regardant sur les méthodes ou la déontologie, muet devant les juges en cas de bavures) conviennent dans « les territoires perdus de la République » dans lesquels, pensent-ils, il faut de la brutalité pour dominer la rue.  A leurs yeux, Lafon est un vrai chef.

En 2017, dans cette même ville d’Aulnay, toujours sous la responsabilité du commissaire Lafon, sans surprise, grosse bavure. Une brigade de police urbaine effectue un contrôle d’identité de routine au pied d’un immeuble, qui dégénère. Un des policiers (blanc) transperce avec sa matraque télescopique l’anus et, sur une profondeur de dix centimètres, les intestins d’un jeune noir qu’il contrôle. Viol ou pas viol ? Pas viol dit le procureur, puisque le policier affirme ne pas avoir eu l’intention de violer. Viol, dit de son côté le juge d’instruction, l’ampleur des dégâts corporels subis par la victime semblant écarter la thèse du pur hasard. Après hospitalisation et soixante jours d’ITT (interruption temporaire de travail), le jeune homme sera peut-être handicapé à vie, et le procès n’a toujours pas eu lieu, à ma connaissance.

Ce n’est pas fini. Après Aulnay, on retrouve le commissaire Lafon au commissariat d’Asnières, où il exerce ses qualités de meneur d’hommes. Il est sur une rive de la Seine dans la nuit du 25 au 26 avril 2020, il surveille l’une de ses brigades qui, sur l’autre rive, course un immigré qui tombe dans la Seine, ce qui fait rire les policiers. « Les bicots, ça sait pas nager, ça coule…. Lui mettre des pierres aux pieds… ». Arrestation, et peut être (bruits suspects) un tabassage dans le fourgon de police sur le chemin du commissariat. Histoire de se faire comprendre. Ce genre de police et de policiers colle aux basques du commissaire Lafon, un vrai chef, donc responsable de l’action de « ses hommes ».

Cette courte biographie dit que dans un commissariat, la qualité du commandement est un enjeu vital. Et pour juger de cette qualité, il faut savoir quelle police on veut, définir un projet pour pouvoir choisir des chefs capables de le mettre en œuvre. Police de guerre ou police de « proximité », (même si le terme a été discrédité par Sarkozy) avec les citoyens ? Le choix revient aux politiques, ce sont eux les responsables.

Share This