Préface

8 avril 2012

A l’occasion de son premier roman Les anges s’habillent en caillera, que j’avais aimé, j’ai rencontré l’auteur, Rachid Santaki. Il m’a demandé d’écrire une préface pour son deuxième  roman, Des chiffres et des litres, je l’ai  fait avec plaisir, parce que c’est une vraie rencontre. La voilà.

J’ai rencontré Rachid Santaki aux portes du Salon du Livre de Paris, en 2011 où il était en train de vendre son roman « Les Anges s’habillent en caillera » à la criée, planté devant un gros van noir très voyant sur lequel s’étalait, peint en lettres gigantesques, le titre de son livre. C’était, dès le premier coup d’œil, le « choc des cultures ». Si j’écris, moi aussi des romans noirs, je viens d’un autre univers que celui de Rachid. J’ai près de 70 ans, un long passé d’universitaire, je publie mes romans chez des éditeurs hyper classiques, pour qui le livre est une sorte d’objet  sacré, qu’on commercialise presque à regret (j’exagère, mais pas tant que cela). J’aurais pu passer mon chemin, avec un air réprobateur. Mais j’ai aussi un long passé de militante d’extrême gauche dans les années 60, de syndicaliste dans les années 70, qui m’a donné le goût de la confrontation. Et puis j’avais lu et aimé « Les Anges… », j’ai sauté sur l’occasion et je suis allée dire à Santaki tout le bien que je pensais de son livre. Et nous avons entamé une discussion, qui se poursuit toujours, sur la littérature noire et sur la société qu’elle met en scène. Et me voilà en train d’écrire une préface pour « Des litres et des lettres ».
Dans ce nouveau roman, j’aime la façon dont Rachid Santaki raconte l’univers des petits dealers de drogue dans les cités de banlieue, avec brutalité et sans fioriture, un univers que nous avons l’habitude de rencontrer dans les séries ou les romans noirs américains, moins chez nous, en France, où tout est souvent noyé dans toute une série de considérations romantiques sur la loi du milieu, l’honneur des truands et les vertus de l’amitié. Ici, rien de tout cela. Les règles sont simples : gagner le maximum d’argent le plus vite possible, et chacun pour soi. La trahison est constante, et il faut savoir tuer sans hésitation si l’on veut ne pas être tué. En somme, les mêmes règles que dans les affaires, le bizness, dont j’ai parlé dans plusieurs de mes romans, avec des mœurs à peine différentes, ou dans l’univers des traders sur lequel je travaille en ce moment, où les assonances sont encore plus saisissantes.
Ces petits dealers ne sont pas des asociaux, ils vivent dans leur cité, ils en respirent la culture,  ils lui appartiennent par mille liens : la famille, l’école, l’amour du foot, de la boxe thaï, du rap, les souvenirs des anciens qu’ils continuent à faire vivre. Ils entretiennent des rapports fréquents et compliqués avec certains policiers, qui connaissent les différents clans, exacerbent la concurrence entre eux, orchestrent les trahisons à leur profit personnel et à celui du « maintien de l’ordre public ».
S’ils appartiennent à la cité, les petits dealers s’y enferment aussi. La seule occasion d’en sortir est une soirée dans une boite de nuit, où ils retrouvent d’autres jeunes qui leur ressemblent. Les projets qui les amèneraient à en sortir, à se frotter à une société plus vaste, comme par exemple devenir journaliste, restent à l’état de rêve, comme s’ils renonçaient à mettre en œuvre les moyens concrets pour y parvenir. Entre les différentes équipes, les stratégies de pouvoir ne sont guère complexes, elles débouchent rapidement sur le recours à la violence. Et le roman nous dit ce désespoir : il n’y a pas d’ailleurs, il n’y a pas d’avenir, il n’y a pas d’espoir, les petites bandes de ce roman sont condamnées à cette criminelle concurrence fratricide.
Roman noir. Après, reste la formidable énergie de ces vies bouillonnantes. Suite au prochain livre de Rachid Santaki ? “

Des chiffres et des litres, Ed. Moisson Rouge, paru le 1° mars 2012

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