Interview dans Fondu au noir
J’ai été interrogée par Marie Van Moere, pour la site Fondu au noir, à l’occasion de la sortie de Marseille 73, début juin 2020. Le texte de cette interview se trouve ci-dessous mais également sur les pages de ce très bon site, ICI.
Marie Van Moere : Dominique Manotti, vous êtes historienne contemporaine de métier et de formation. Sur votre site internet, vous indiquez avoir décidé d’exprimer votre mécontentement politique à l’arrivée au pouvoir de François Mitterand en 1980 par la voie de l’écriture romanesque. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?
Dominique Manotti : J’ai aimé et pratiqué mon métier d’historienne, en même temps que je militais très activement, pendant les années 60 et 70. Mais je n’ai jamais aimé l’histoire pour « la beauté de la chose ». Durant ces années, je réinvestissais tout ce que j’apprenais, tout ce que je découvrais en histoire dans mon activité militante. L’histoire (toutes époques confondues) me donnait une compréhension, une profondeur, un terrain d’expérimentation pour ma pratique militante. A l’élection de Mitterrand à la présidence de la République (1981), j’ai eu le sentiment de changer d’époque. Pendant vingt ans, je m’étais battue pour un changement de société, qui reposait nécessairement sur une articulation entre luttes sociales et réformes dans le champ du politique. L’élection de Mitterrand (dont je n’ai jamais pensé qu’il était un « homme de gauche ») a très vite signifié pour moi l’étouffement des luttes sociales, donc de tout espoir d’articulation et de changement profond de la société. Comme Mitterrand a reçu une incontestable adhésion populaire massive, je n’avais plus qu’à faire le constat de mon échec, celui de ma génération. Mon sentiment n’était pas du mécontentement politique, comme vous le dites, c’était du désespoir, profond. Du coup, mes recherches historiques perdaient pour moi beaucoup de leur sens. Il était temps de faire un bilan personnel. Cela m’a pris une dizaine d’années, après lesquelles j’ai commencé à écrire des romans. Parce que raconter, c’est résister, comme l’a dit Sepulveda. Parce que la culture populaire est vitale pour l’avenir d’un pays, et que j’avais envie d’y apporter ma petite contribution… Je ne regrette pas ce choix.
MVM : Marseille 73 est votre treizième roman. La colère et la nécessité du roman noir politique n’ont jamais disparu en vous. L’histoire prend place en 1973 et nous rappelle que les événements d’Algérie ont perduré longtemps dans les esprits. Souhaitez-vous avec ce roman que les lecteurs se souviennent de cette période tragique durant laquelle le terrorisme d’extrême droite a tué plus d’une cinquantaine de personnes d’origine maghrébine notamment algérienne ou aimeriez-vous plutôt que nous nous rappelions que rien n’est acquis concernant les droits de l’homme, même fondamentaux ? Pensez-vous que nous pouvons retenir les leçons de cette histoire ?
DM : Certes, rien n’est acquis, jamais. Mais cette période de la guerre d’Algérie et de l’après-guerre d’Algérie dit bien plus que ça. Notre politique d’expansion coloniale au 19e siècle a marqué profondément la société française toute entière. Supériorité de la race blanche, mission civilisatrice de la Grande Nation, les républicains y ont cru, c’était des certitudes, des vertus républicaines. La perte des colonies au 20e siècle a donc été un traumatisme majeur, encore accru par l’arrivée en France, après la défaite en Algérie (1961-1962), d’un million de réfugiés pieds noirs dont les plus militants portaient à l’extrême l’idéal colonial, et vivaient son abandon comme la trahison de la France elle-même, de sa mission civilisatrice. C’est dans le refus de cette défaite de l’idéal colonial que s’enracine le Front National et tout le courant dominant de l’extrême droite française. Le traumatisme de la perte de l’Algérie Française me semble (hypothèse…) avoir marqué notre société plus en profondeur, plus sur le temps long, que l’esprit de la Résistance lui-même. Pour moi, Marseille 73 n’est pas une leçon pour aujourd’hui, ce récit raconte aussi, en fait, la société d’aujourd’hui. Voir les réactions de la population, les réactions de la police. Les réactions de nos gouvernants sont aussi très proches de ce qu’elles étaient à l’époque : la négation du racisme endémique dans les institutions.
MVM : En 1967, après un voyage au Vietnam, Susan Sontag a écrit « la race blanche est le cancer de l’histoire humaine ». Elle n’a modifié son propos qu’en indiquant que la mise en mots de sa pensée diffamait les cancéreux. En tant qu’historienne et écrivaine de romans noirs politiques, vous rapprocheriez-vous de son avis ?
DM : Non. D’abord, je n’ai pas l’habitude de penser en termes de race, blanche, noire ou quelle qu’elle soit. Ensuite, cette phrase est très polémique. Pas sûr que ce genre d’abstractions nous fasse beaucoup avancer. Mais je comprends bien la réaction émotionnelle de Sontag au lendemain de la guerre du Vietnam, pendant laquelle son pays, les USA, cette grande démocratie dont nous sommes les alliés, se sont livrés à toutes les opérations de destruction massive de la population que l’on puisse imaginer (arrosages de régions entières au napalm, destruction des digues autour de Hanoï etc…). J’imagine à quel point il est traumatisant pour une citoyenne américaine de le constater sur place. C’est au-delà des mots.
MVM : Dans ce roman, vous donnez une voix à la famille Khider : Malek, Adel, Mohamed et leur père, Français d’origine algérienne, installés à Marseille avant la guerre d’indépendance. En parallèle de la grande rigueur avec laquelle vous tenez le déroulement de l’intrigue, l’histoire de cette famille amène émotion et chaleur à votre propos. Comment créez-vous ces personnages ? Appartiennent-ils plus que les autres à la sphère intime de l’imagination durant le processus d’écriture ?
DM : Vous soulignez un point important. Oui, les personnages sont pour moi le domaine de l’imaginaire. Je travaille mon roman à partir d’une documentation importante, dont j’extrais des faits réels. Dans un premier temps je sélectionne ceux qui me semblent marquants, qui parlent le mieux de leur époque. Puis je creuse la documentation autour d’eux, pour leur faire dire tout ce qu’ils ont dans le ventre. Je m’autorise quelques libertés (je suis romancière, pas historienne), par exemple dans ce roman, je raconte l’histoire sur quelques mois, dans la réalité elle s’est passée sur presque deux ans. Mais je respecte les faits, leur ordre de succession, et je m’oblige à construire mon histoire sans les déformer. Les personnages, c’est différent. Je les imagine, je les invente, c’est ma liberté et ma jubilation, ils font la vie du roman. Je suis heureuse que vous ayez aimé la famille Khider. Je leur suis évidemment très attachée. Mais au risque de vous décevoir, je dois vous dire que j’aime aussi Nadia, le Gros Marcel (j’aime beaucoup le Gros Marcel), le lieutenant Grimbert, si Marseillais… Et je salue chapeau bas le journaliste Cipriani et l’avocat Berger. Il me semble difficile de faire vivre des personnages sans ressentir pour eux une forme d’empathie, c’est comme ça que je conçois mon travail de romancière. Ceux pour lesquels je ne parviens pas à l’empathie (Picon dans ce roman) sont sans doute moins vivants.
MVM : Votre écriture est réputée pour sa précision. Pas un mot de trop ne vient gêner le propos et le déroulement implacable de l’intrigue. On lit que votre écriture vous place dans la lignée de James Ellroy comme d’autres auteurs français. Cette façon de légitimer les auteurs français vous satisfait-elle ? A-t-on encore besoin aujourd’hui d’être parrainé par l’Amérique pour exister en tant qu’auteur français de romans noirs ?
DM : Vous vous souvenez sans doute de la phrase de Manchette (citation approximative): « Le défaut du polar français, c’est qu’il n’est pas américain. » Trêve de plaisanterie. Non, je n’ai jamais cherché aucune légitimation du côté du polar américain. Ma recherche constante est de raconter, de décrire la société française telle que je la connais, or nos deux sociétés sont profondément différentes, et je crois n’avoir jamais utilisé aucun des stéréotypes du polar américain. Mais les influences littéraires sont ce qu’elles sont.
Mes références sont les romans français du 19e siècle, et les romans américains du 20e. J’ai lu plus de polars américains que de polars français, et vu plus de films noirs américains que de films noirs français. C’est mon histoire personnelle. Quant à ma recherche stylistique, elle est sans doute plus influencée par Dos Passos et Hammett que par Ellroy, même si c’est la lecture de L.A. Confidential qui m’a décidée à écrire des romans. Mais j’y ajouterai bien un peu de Sciascia et de Simenon. Je cherche une écriture précise, vous avez raison. Je cherche aussi un rythme de phrases adapté à l’action dans chaque scène, je cherche à faire avancer l’action dans toutes les scènes. Pas de « scènes d’ambiance », pas de digressions, même les scènes de baise doivent avoir une fonction dans l’avancement de l’intrique centrale. Pas de scènes d’exposition au début, ni de conclusions à rallonge à la fin. Billy Wilder disait : Quand une histoire est terminée, elle est terminée, pas de prisonniers.
Voilà. J’espère ne pas trop vous décevoir…