Le noir, la politique et la crise

4 mai 2012

Curieux. Autour de l’élection présidentielle, la demande sur le polar et le roman noir est montée en flèche… Pour ma part, deux demandes : le site du Nouvel Obs a souhaité savoir ce que sont, selon moi les rapports entre roman noir et politique, notamment après la signature, par plus d’une centaine d’auteurs, d’un appel en faveur de Mélenchon. Le Magazine Littéraire, pour sa part, consacre un dossier sur “Le polar aujourd’hui”, dans son numéro de mai 2012, dans lequel j’étais invitée à évoquer le roman noir et sa puissance de tir.
Voici mes deux contributions.

Roman noir et politique

Question posée : quels sont, à votre avis, les rapports entre roman noir et politique ? L’ambiance de la campagne électorale, la signature d’une pétition pro Mélenchon par de nombreux auteurs de romans noirs ne doivent pas être étrangères à ce soudain intérêt. Je réponds sans hésitation : Oui le roman noir est un roman politique, mais quelques précisions rapides sont nécessaires pour bien situer ce dont nous parlons. Il y a une culture du roman noir, qui s’enracine d’un côté dans le roman social de l’autre dans le roman criminel policier, deux traditions françaises, anglaises américaines des 19° et 20° siècles. Comme le roman policier, le roman noir met le crime au cœur du récit. Le crime comme crise, rupture, donc moment révélateur des structures profondes , une fois que la couche superficielle des bienséances et des convenances a explosé. Un peu comme la lave de matière en fusion dans une explosion volcanique. Le crime est utilisé comme un scalpel qui permet de fouiller, décortiquer, mettre à nu. Le crime enfin comme façon d’accrocher le lecteur, en qui toute cette matière en fusion résonne profondément. Mais le roman policier ne s’intéresse qu’aux crimes que des individus commettent sur d’autres individus, le genre de crimes que des enquêteurs (policiers ou autres) parviennent à élucider, ce qui permet de punir les coupables, de rétablir l’ordre, et la tranquillité du lecteur. Le romancier noir, lui, en bon héritier des grands romans sociaux des deux siècles passés, s’intéresse aux individus non pas isolés, mais inclus dans des groupes sociaux, il s’intéresse aux rapports de ces groupes sociaux entre eux, et donc aux crimes liés à ces rapports, complètements imbriqués dans le fonctionnement des rouages de la grande machine de notre société. Le crime alors n’apparaît plus comme une anomalie à laquelle on peut remédier, mais comme l’huile et le carburant de la machine elle même. Alors, évidemment, il n’est plus possible de penser en termes de résolution, châtiment, rétablissement de l’ordre, puisque le crime que raconte le roman noir est lui même constitutif de la machine, de son ordre de marche. Il raconte que la seule valeur universelle aujourd’hui, au delà des discours électoraux, est celle de l’argent. Il raconte comment un petit groupe de dirigeants socialement soudés rackette légalement et sans risques les grandes entreprises, à travers primes, salaires, stock options et parachutes dorés comment le mélange de l’argent « propre » et de l’argent noir s’opère sous la garantie des Etats dans les paradis fiscaux. Il raconte les trafics de drogues et de marchandises en tout genre, les blocus, les contrebandes, les formes d’exploitation sauvage et meurtrière. La montée des « agents » et intermédiaires divers, comme acteurs indispensables de la culture de la corruption, et le recours aux gros bras et aux tueurs en cas de besoin. Comment combattre ces crimes sans briser la machine ? Devant une telle question, on voit bien qu’il n’est plus possible de conclure par un happy end euphorisant.
Voilà en quoi le roman noir est un roman profondément politique, parce qu’il raconte le fonctionnement de la machine, ce qui est l’objet même de la politique. Et il fleurit dans les périodes de crise, quand la croûte superficielle des apparences se craquelle, et que la lave bouillonne quasiment à l’œil nu.
Nos pères en littérature (les miens en tout cas) : Dashiell Hammett qui écrit pendant la crise de 1929, et Ellroy pendant l’explosion du libéralisme sauvage  des années 70 et 80. Le premier est communiste, le deuxième se réclame de la droite musclée. L’occasion de dire que le rapport du roman noir à la politique n’est pas un rapport simpliste, du type de la « littérature engagée » des belles années du communisme. La puissance du roman tient à l’acuité de l’œil de l’auteur, à l’exercice de son esprit critique, à sa liberté créatrice, à la grandeur de son écriture. Pas à son opinion politique personnelle. Quand je lis ou relis la première phrase de American Tabloïd (Ellroy) : « L’Amérique n’a jamais été innocente. », j’en ai le souffle coupé. Chaque lecteur est libre de l’interprétation, de l’utilisation qu’il fait d’un livre. Pour moi, Ellroy est la critique la plus puissante que j’ai lue de la société américaine.
Le roman noir sera probablement la grande littérature du 21° siècle, parce que nous n’en avons pas fini avec toutes ces histoires qu’il est souvent le seul à raconter.

Le noir, chroniqueur de crise

Où en est le roman noir ? Il est en grande forme, merci. A la mesure de la crise ambiante, dont il est un chroniqueur. Le genre nous a donné, ces dernières années, quelques grands livres. J’en prends quatre. Je ne cherche pas à être exhaustive, et je ne suis pas critique littéraire : c’est un choix purement subjectif.
« La Griffe du Chien », de Don Winslow d’abord. Un gros livre, vingt-cinq ans de guerre à la drogue menée par les Américains, la DEA, sur le territoire du Mexique, le lecteur n’a pas un instant de répit, et à l’arrivée, l’Etat mexicain est détruit, le Nord Mexique ravagé par la violence et sous contrôle des narcos, la guerre contre la drogue bel et bien perdue.
« Romanzo Criminale » de Giancarlo De Cataldo, dix à quinze ans d’histoire de l’Italie, des années de plomb aux années 90, vues à travers la formation d’une petite bande de délinquants romains, son ascension, ses liens avec la mafia, les services secrets, la loge P2, les hommes politiques, puis son explosion, tandis que rien, au plus haut niveau, ne change.
Dans « La Chasse au Renne de Sibérie », Julia Latynina raconte comment fonctionne une grande entreprise en Russie, rackettée par les mafieux et les flics, impossibles à distinguer, comment elle ne survit qu’en flouant, à son tour, ses banques et ses racketteurs.
« A la trace », de Deon Meyer, le Sud Africain, roman jubilatoire, dans lequel la menace terroriste émerge au milieu de la contrebande de rhinocéros et de diamants, avec un portrait de groupe extraordinaire des services spéciaux sud africains, des policiers honnêtes, accrochés à leur travail, intelligents. Ils prennent des initiatives. Mais face à une menace terroriste dont ils n’arrivent pas à décider si elle est réelle ou fantasmée, ils sont toujours sur une piste un peu à coté , toujours un temps de retard, ils ne font pas avancer l’histoire, ils courent après sans jamais la rattraper, devant un lecteur navré et inquiet, qui aimerait bien leur donner un coup de main, mais ne peut qu’enregistrer leur impuissance.
Tous ces livres agrippent le lecteur, le secouent, lui font sentir concrètement, physiquement, à travers des personnages qu’il fréquente, des scènes d’action auxquelles il participe, comment bat le cœur du monde. Ils lui permettent, une fois le livre refermé, de regarder de façon un peu plus lucide la société qui l’entoure, de comprendre les massacres à répétition du Nord Mexique, la Russie de Poutine et des multimillionnaires de l’opposition, la complexe, foisonnante et fragile Afrique du Sud ou l’Italie de Berlusconi. Ce qui est, après tout, une des fonctions de la littérature.
Tous ces romans sont les fruits d’une culture littéraire commune. On n’écrit pas du noir par hasard, ou par désoeuvrement.
Ils sont d’abord au croisement du roman social français, anglais ou américain dont ils reprennent l’ampleur de vue, l’individu conçu comme un être social, pris dans l’enchevêtrement des groupes sociaux et les rouages d’une société organisée, et du roman policier français et anglais du 19° et 20° siècle auquel ils empruntent la construction du récit autour du crime conçu comme la rupture de l’ordre, et du très vif intérêt (Boltanski parle d’excitation) que cette rupture fait naître chez le lecteur. Le crime comme un révélateur et un scalpel pour désosser les sociétés impose sa ligne tendue au récit noir comme au roman policier. Mais cet héritage a été profondément remanié, au moins deux fois, au cours du 20° siècle.
Dans le roman policier, si le crime est une rupture de l’ordre dont l’Etat est le garant, l’enquête qui structure le récit vient le rétablir, et les enquêteurs sont les figures romanesques de cet Etat sécurisant. Mais la première guerre mondiale, la crise de 29 qui suit dans la foulée ébranle la confiance dans la capacité de l’Etat, et donc de la police à rétablir l’ordre. Le hard boiled qui naît aux Etats Unis dans les années 20 décrit un monde dans lequel flics, voyous, hommes politiques sont également corrompus. Celui qui est chargé de rétablir l’ordre, c’est le héros solitaire, personnage très enraciné dans la culture américaine, le privé qui se bat au nom de la morale, qui mène un combat moral, la lutte du bien contre le mal, mais qui définit seul ce qu’est le bien et la morale. Dashiell Hammett donne son style au noir naissant, le behaviourisme. (Simplification évidente, mais l’article est court). Si les hommes vivent en société, si la société est une « mécanique », on peut raconter ce que les divers personnages font, leurs actions et leurs interactions, cela est objectif, et épuise le sujet, peu importe ce que les protagonistes pensent des uns et des autres, et ce qu’ils pensent d’eux mêmes. Le récit doit être tendu, le lecteur saisi à la première ligne, ne doit pas pouvoir souffler, pas de digressions ni de recherches artificielles. Hammett prend une distance considérable par rapport à ses personnages, et garde un style systématiquement objectif.
Et puis, Ellroy vint. A l’époque du « Tricky Dicky » (Nixon) et du libéralisme triomphant sur les USA, et bientôt sur le monde. Il regarde autour de lui, raconte les flics de L.A. (Dudley Smith, Ed Exley, les autres), les hommes politiques américains,  (Kennedy dont il démonte le mythe, Johnson, Nixon…) et leur entourage, le FBI de Hoover, Howard Hughes, les hommes de main, la mafia à l’œuvre, il ne juge pas, il constate : ces hommes sont mauvais, et ce sont eux qui ont fait l’Amérique. Sans rien renier de l’héritage Hammett, il enregistre la fin du lonesome détective, la fin du bien et du mal, l’ordre est désormais le produit de la violence, du crime et de la corruption. Et il le raconte dans un style aussi rapide, brutal que celui de Hammet, mais il sait, et c’est admirable, charger sa phrase de sensations, mettre son lecteur en prise directe avec des personnages  très chargés de chair et de sang, et lui même vit dans ses livres avec toutes ses tripes. Alchimie extrêmement complexe à réaliser. Comme Hammett en son temps, il a vraiment changé la façon d’écrire le noir, et tous ceux qui l’écrivent aujourd’hui lui en sont redevables, même s’ils ne parviennent pas toujours (pas souvent) à l’égaler, ou même à l’approcher.
C’est tout cet héritage qui permet de comprendre pourquoi et comment le roman noir est bien armé aujourd’hui pour affronter le récit du monde comme il va, l’histoire du capitalisme triomphant à l’échelle du monde. La diffusion du genre, à partir du berceau occidental, est d’ailleurs impressionnante.
Le roman noir raconte sur le fonctionnement réel et non pas fantasmé de nos sociétés des choses que tout le monde sait, plus ou moins, mais ne veut pas admettre, ou a peur d’admettre. Sur le rôle de l’argent, par exemple. La seule valeur universellement reconnue aujourd’hui est la richesse. Gagner beaucoup d’argent, encore plus. C’est pour affranchir l’argent, le libérer, que les Etats ont construit et garantissent les paradis fiscaux qui permettent à toutes les formes de richesses, blanches ou noires, de circuler hors de tout regard dans les mêmes tuyaux et de s’entraider. D’ailleurs, cette notion d’argent blanc ou propre… (si j’avais le temps, j’adorerais m’amuser à une comparaison avec la littérature noire et blanche). Est-il propre l’argent de l’évasion fiscale, non seulement admise, mais institutionnalisée ? Les retraites chapeaux et autres parachutes dorés sont-ils autre chose que le produit du racket organisé par un petit groupe socialement soudé sur les bénéfices des entreprises ? Une forme de racket tellement plus policé que celui qu’exercent les truands…Arrêtons là. La liste serait longue. Disons simplement que la littérature noire ne manque pas de sujets, et a les outils pour les traiter. Elle est la grande littérature du 21° siècle. Hélas. Et une grande littérature citoyenne, comme Dickens ou Hugo le furent en leur temps.

La Griffe du chien, Fayard,  2007
Romanzo criminale,  Métailié, 2006
La chasse au renne de Sibérie de Julia Latynina, Actes Noirs, 2008
À la trace, Seuil, 2012
Énigmes et complots : Une enquête à propos d’enquêtes, Gallimard, « NRF essais », 2012.

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