Hommage à mon ancien libraire

13 juin 2011

L’Amour des Livres, bulletin professionnel destiné aux libraires indépendants, m’a demandé de préfacer leur numéro d’été consacré aux poches et policiers. J’en ai profité pour rendre hommage à mon ancien libraire.

J’ai toujours nagé dans les livres. Je crois bien avoir appris la vie dans les romans. Pendant mon enfance et mon adolescence, je souffrais d’une véritable boulimie de lectures romanesques. Je vagabondais pendant le plus clair de mon temps, sans aucun guide, en totale liberté, dans la bibliothèque de mon père, très fournie et classiquement sage. En classe de seconde, j’ai eu la chance de tomber sur un mauvais professeur de maths. Ecrasée d’ennui, je me suis réfugiée au fond de la classe, et j’ai entrepris la lecture intégrale et systématique de la Comédie Humaine de Balzac, dans la collection de la Pléïade, en commençant par la première page du premier tome, et sans sauter un titre. Cet esprit de système venait sans doute d’un sentiment confus : si je volais du temps scolaire, au moins je l’utilisais avec méthode et sérieux. La lecture fut achevée dans l’année scolaire. Ma vocation de matheuse a sombré cette année là, je suis devenue une pure « littéraire », et c’est tant mieux.
En arrivant en fac, j’ai découvert le cinéma, et surtout, l’engagement politique. C’était l’époque de la guerre d’Algérie : l’engagement, en ces temps là, était violent, et dévoreur de temps. Pendant une bonne vingtaine d’années, j’ai perdu de vue la littérature. Quand il a fallu tirer un trait sur les espoirs et les projets des années 60 et 70, j’y suis revenue, avec une forme de désespoir.
C’est alors qu’entre en scène mon libraire. Une petite librairie, à moins de cinq cents mètres de chez moi, à Paris, dans le 19°, tenue par un homme mince, à la barbe poivre et sel, que nous trouvions la plupart du temps accoudé à ses rayonnages, en train de lire. Il était toujours disponible et avait un talent exceptionnel pour faire parler ses clients et pour les écouter. Il a suivi, accompagné pas à pas mes découvertes. Sa mezzanine était entièrement consacrée au polar. Je me souviens de la collection Rivages Noir quasi intégrale qui y occupait un mur entier. C’est là, dans cette mezzanine, que j’ai forgé ma « culture noire », tardive et sommaire, mais précieuse.
Un jour, mon libraire me dit : « Vous devriez lire LA Confidential, de James Ellroy, toutes affaires cessantes. » Je n’avais jamais entendu ce nom, jamais lu aucune critique, mais évidemment, j’ai immédiatement suivi son conseil.
Et ce fut une rencontre majeure. Découverte d’un style qui bouscule, qui pulse, qui rythme, d’une langue neuve, toujours affûtée, «maigre», efficace. Une histoire admirablement construite dans sa complexité sans faille, des personnages violents, composites, bouleversants, attachants. Le livre refermé, j’avais le sentiment d’avoir vécu dans mon corps autant que dans mon intelligence ces aventures, de mieux connaître cette société, radiographiée de façon réaliste et ravageuse. Je me suis précipitée sur tout ce qui existait d’Ellroy à l’époque. En moins d’un mois, c’était lu.
Retour au calme. J’ai essayé de réfléchir. Je venais de redécouvrir le pouvoir flamboyant de la littérature, sous une forme qui correspondait absolument à la façon dont je percevais la société française dans laquelle je vivais. Et personne ne l’avait jamais racontée comme cela. Si c’était possible de le faire, cela valait la peine d’essayer. Modestement, à ma main. J’avais cinquante ans, il était temps de s’y mettre. Depuis, je n’ai plus arrêté.
Et aujourd’hui, je voudrais rendre hommage au petit homme barbu, au libraire qui a organisé cette rencontre. C’était le bon livre, au bon moment. Quel talent.”

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