Etat d’urgence

4 février 2016

J’ai publié dans Libération, le 3 février 2016, une tribune sur la prolongation de l’état d’urgence. On peut la trouver sur le site de Libé ou la lire ci dessous

La prolongation de l’état d’urgence, dangereuse et inutile

Petit à petit, à travers quelques rares «retours d’expérience» émanant de professionnels, les contours de la police de l’état d’urgence se dessinent. Deux témoignages nous ont été fournis la semaine passée. Ils méritent qu’on y revienne quelques instants, pour essayer de comprendre (et non excuser) la façon dont il fonctionne, et ses effets prévisibles. Le premier est un article du journal le Monde sur la suspension par le Conseil d’Etat d’un arrêté d’assignation à résidence validé par le ministère de l’Intérieur sur la base de trois notes blanches.
La première note décrit l’assigné à résidence comme un individu rôdant de façon suspecte autour de l’immeuble dans lequel réside Riss et faisant usage de son téléphone portable à proximité. Comportement qui déclenche la suspicion des CRS qui montent la garde autour de l’immeuble : mission de repérage photographique pré-attentat ? Ils transmettent aux services de renseignements. Jusqu’ici, rien à dire. Les services transforment cette information en note blanche sans aucun travail de vérification supplémentaire et donc sans s’apercevoir que la mère de l’individu suspect réside dans le même immeuble que Riss et que l’individu en question lui rend visite chaque jour. Et les CRS ou les services communiquent l’information qui n’en est pas une, une note blanche n’a jamais été une information, au journal Le Parisien qui titre un article : «Etranges rôdeurs autour du domicile de Riss.» Au pluriel, les rôdeurs sont plus impressionnants. L’article est repris par le ministère dans le dossier d’assignation à résidence. Là, on croit rêver.
Deuxième note blanche, l’individu incriminé fréquente une mosquée salafiste. Affirmation qui n’est étayée par rien, ni photos ni témoignages, rien. Donc, on passe. La troisième note blanche est la reprise pure et simple d’une note blanche des services qui date de 2008, le suspect aurait été mêlé à un trafic de voitures volées, sans savoir, ou en choisissant d’ignorer, qu’une enquête judiciaire datant de 2009 l’en avait totalement disculpé.
Le contrôle exercé sur le travail des services est délibérément inexistant, puisque la représentante du ministère déclare aux juges du Conseil d’Etat : «Si les services de renseignement l’ont écrit, c’est que c’est vrai.» Là, on frôle l’humour foutraque des Marx Brothers dans les couloirs du ministère. Mais ce n’est pas forcément rassurant.
Ce que révèle ce dossier (absence de travail de renseignement, absence de contrôle du ministère), parce qu’il est allé jusqu’au Conseil d’Etat, risque fort d’être valable pour beaucoup d’autres, mais nous ne le saurons jamais. Car la prolongation de l’état d’urgence a comme fonction première de couvrir aux yeux du public la misère des services français et de permettre au gouvernement de laisser filer l’incurie, sans heurts avec sa police. La prolongation de l’état d’urgence est un facteur d’insécurité pour la population française parce qu’elle sert à masquer la misère sans contribuer à réformer les services, sans leur apprendre à travailler.
Il faut dire, affirmer, répéter qu’un contrôle démocratique sur l’activité des services est une condition de son efficacité, en mettant à jour les faiblesses et les erreurs pour les corriger plutôt que de les cacher et de les répéter. Autre aspect, on est bien obligé de se demander si nous ne sommes pas en train de glisser du contrôle d’identité au faciès (que nos policiers pratiquent sans jamais l’admettre, que nos dirigeants ont avalisé par lâcheté) à une assignation à résidence au faciès.
Le deuxième témoignage va dans ce sens. Il s’agit de celui d’un policier du renseignement territorial publié dans Libération du 25 janvier. Il nous dit : «Pour nous, l’état d’urgence a quand même des bénéfices secrets… Il permet aux équipes de se connecter au terrain. Ouvrir la porte d’un appartement pour vérifier ce qui s’y trouve n’est jamais vain. S’il n’y a pas d’armes, il y a peut-être une photo de Ben Laden accrochée au mur.» Ce policier part du constat que les renseignements ont perdu le contact avec le terrain. Là-dessus, aujourd’hui, tout le monde est d’accord. Comment reprendre contact pour savoir ce qui se passe ? Grâce à la prolongation de l’état d’urgence, en multipliant les perquisitions au hasard, on finira bien par trouver un portrait de Ben Laden sur un mur… Enfin, au hasard, pas tout à fait. Après l’assignation à résidence au faciès, voici la perquisition au faciès. Notre policier, avide de reprendre contact avec le terrain (c’est-à-dire avec les gens qui l’occupent), peut-il comprendre la rancœur, la haine, les ravages que ces perquisitions au hasard produisent dans la population qui les subit, dans un arbitraire total ?
La prolongation de l’état d’urgence et les pratiques policières qu’elle induit sont destructrices du tissu

social. Répétons-le, seul un contrôle démocratique permanent, vigilant, sur le long terme peutcontribuer à produire des services de renseignement fiables et donc efficaces dans une société relativement apaisée.

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