Mitterrandolâtre ?

10 janvier 2016

Commémoration des vingt ans de la mort du grand homme de la gauche française dans tous les médias, témoignages respectueux, attendris, simulés, de tous les mitterrandolâtres, et les autres. Pas moi. Pendant vingt ans, de 1960 à 1981, j’ai été de tous les combats d’une gauche qui essayait de se définir comme porteuse d’un changement profond de société, une révolution, si on a encore le droit d’utiliser ce terme dans la France de l’état d’urgence. Dernières années de la guerre d’Algérie et soutien au FLN, combat dans le monde communiste contre le stalinisme, soutien au peuple vietnamien contre l’impérialisme américain, mai 68, puis les Cahiers de Mai, le syndicalisme des années 70 porteur de luttes sociales très novatrices. J’ai vécu l’élection de Mitterrand comme la fin de cette période, et la fin de tout espoir de changement social à l’échelle de ma génération. Pourquoi ?
Certes, j’avais une méfiance profonde à l’égard de l’homme qui fut ministre de la justice de 56 à 58 dans le gouvernement Guy Mollet (socialiste), élu sur un programme de paix en Algérie et qui envoya le contingent faire la guerre et donna les pouvoirs spéciaux à l’armée en Algérie. Le ministre de la justice couvrit la torture, les exactions, et fit guillotiner des dizaines de militants (49) de la lutte pour l’indépendance. D’après certains, il aurait eu quelques réticences, certains affirment même qu’il aurait été « anticolonialiste ». S’il eut des convictions en ce sens, il les garda pour lui, sans doute prêt à tout pour continuer à exercer le pouvoir.
Mais il n’y avait pas que cette méfiance « a priori ». Il y eut immédiatement le constat de ce qu’était la façon de gouverner des socialistes au pouvoir. J’étais à l’époque engagée, en tant que syndicaliste, dans la gestion des suites d’une bagarre victorieuse pour la régularisation des travailleurs clandestins de la confection dans le Sentier parisien. Première lutte de travailleurs clandestins, 11 000 régularisations obtenues en 1980. Nous avions beaucoup à dire à partir de nos combats sur le travail clandestin, sur la flexibilité nécessaire à inventer, sur des mécanismes différents de sécurisation des parcours professionnels à mettre en œuvre, nous avions entrepris de négocier une nouvelle convention collective autour de ces notions novatrices. C’était une occasion précieuse d’aborder les questions de flexibilité du contrat de travail dans le cadre d’une mobilisation ouvrière, et avec des propositions émanant des travailleurs eux mêmes. Cela n’intéressait pas les socialistes au pouvoir. Le gouvernement nous a envoyé quelques énarques qui nous ont expliqué qu’ils savaient mieux que les syndicats ce qu’il fallait faire et qu’ils avaient le pouvoir de le faire : abandon de toute réflexion sur la flexibilité, et mise en oeuvre d’une régularisation de masse, ce qui était un coup d’épée dans l’eau, et tout le monde le savait. Mais ça ne fâchait personne. J’ai compris, pas de façon abstraite, mais de façon immédiate et concrète, que le pouvoir mitterrandien ne gouvernerait pas dans un rapport dialectique avec les luttes sociales, mais dans une conception purement étatique, ce qui était la porte ouverte à toutes les manœuvres d’appareil politiciennes, dans un régime présidentiel bonapartiste où n’existent pas de contrepoids forts au pouvoir du président. A ce jeu, à la longue on détruit l’esprit d’une société.
Mitterrand incarnait à l’époque l’espoir de très larges couches populaires de la société française. Il était donc incontournable, un autre discours était devenu inaudible. Il fallait en passer par l’expérience mortifère du mitterrandisme.
Une anecdote permet de faire le lien avec les socialistes d’aujourd’hui. Jean Marie Le Pen avait fait de la fête de Jeanne d’Arc, le 8 mai, la fête nationale du FN. En 1988, il décide de changer la date, et de la célébrer le 1° mai. Mon sang d’ancienne syndicaliste ne fait qu’un tour. Certes, les commémorations de la fête du travail sont bureaucratiques et ennuyeuse, mais de là à laisser le terrain au FN… J’enseignais alors à Paris VIII. Je me précipite vers ma fac, en me disant que nous allons être nombreux à vouloir réagir. Dans le parking de la fac, je tombe sur deux anciennes connaissances des années 60, Henri Weber et Patrick Farbiaz, deux anciens trotskistes reconvertis avec plus ou moins de réussite dans l’appareil socialiste ou dans les couloirs du pouvoir. Heureuse de les voir, je leur dis :
– Vous aussi vous venez pour voir ce que l’on peut faire pour empêcher Le Pen de manifester le 1° mai ?
Ils me regardent avec commisération et Farbiaz me dit :
– Tu n’as rien compris. Les voix FN nous sont indispensables pour gagner les élections, sans le FN pour prendre des voix à la droite, nous sommes battus. Alors évidemment, on ne fait rien contre lui. 
Je me tourne vers Henri Weber, que je connaissais très bien, un homme intelligent, avec une très forte culture politique et historique :
– Toi qui connais l’histoire, tu sais avec certitude comment cela s’est toujours fini, des manœuvres de ce genre, pendant la République de Weimar ou ailleurs : par la victoire de la droite extrême.
– Tu dramatises…
Je suis rentrée chez moi, et quelques temps après, j’ai commencé à écrire des romans.
Je regarde l’actuelle génération socialiste, formée à la politique par Mitterrand, et je pense que les héritiers sont dignes du maitre. Ils pratiquent avec dextérité les multiples manœuvres et jeux politiques, la triangulation comme dit la presse, et le pouvoir personnel, à l’abri de tous les débats démocratiques. Il leur reviendra le mérite d’avoir achevé la destruction de la gauche en France et d’avoir soigneusement préparé l’arrivée de la droite extrême au pouvoir.
Je ne vois aucune raison d’être mitterrandolâtre.

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